Les esclaves mourants du commissariat Daumesnil
Je repensais au commissariat Châlon, situé au croisement de la rue de Rambouillet et de l’avenue Daumesnil, avec sa vague silhouette de paquebot et son incroyable étage de couronnement où s’alignent des Atlantes qui copient l’Esclave mourant de Michel Ange. Ce ne sont pas vraiment des Atlantes puisqu’ils se bornent à séparer les balcons des appartements. Ce ne sont pas non plus des copies à l’identique car le corps nu est asexué, le torse est percé, et les clones de béton ne rendent absolument pas le contraste entre le marbre poli pour représenter le corps et la masse rugueuse du socle (ce que les historiens d’art appellent le « non finito ») où l’on peut voir soit une trace du combat de l’art et de la matière, soit le rôle de la sculpture qui libère le rêve de l’artiste de sa prison matérielle …(La coulée verte du 12ème. Entre high line et chemin champêtre)
Les répliques en béton de Manuel Nuñez Yanowsky ont cependant conservé la posture, le bras levé et plié, la tête abandonnée, si reconnaissables… et tout leur pouvoir de suggestion. L’énigme des statues arrête tous les promeneurs : font-elles seulement référence à la présence de l’art dans nos sociétés ? Interrogent-elles le sens de la tradition ? Les esclaves sont-ils des jeunes gens passés à tabac dans le commissariat ou des policiers épuisés par leur combat avec la délinquance ? En tout cas, elles ne laissent pas indifférent.
La cathédrale russe du quai Branly
Grâce à Internet, je sais à présent pourquoi le nom de Manuel Nuñez Yanowsky me disait quelque chose. L’architecte avait fait parler de lui lors du concours de 2011 pour la grande église orthodoxe du quai Branly. Son agence, Sade, alliée à l’agence russe Arch Group, avait gagné avec un projet spectaculaire : devant des dômes dorés, on verrait un voile de verre étincelant qui recouvrirait un jardin. « Le voile de la Vierge » avait-il dit, car les architectes vendent des mots autant que des formes.
Je ne sais pas pourquoi le projet a été écarté. L’architecte avait en revanche son idée et il avait porté plainte contre le maire et contre la ministre de la Culture que son avocat accusait d’avoir « donné des instructions aux Architectes des bâtiments de France (ABF) et à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Ile-de-France pour qu’ils rendent des avis négatifs sur la demande de permis de construire ». Le maire de Paris, Delanoé, lui, avait bruyamment fait connaître son opposition au plan, qu’il accusait de ne pas se fondre suffisamment dans le quartier monumental qui va des Invalides au pont de l’Alma… Malheureusement pour Manuel Yanowsky, et malgré les enregistrements clandestins de réunions où les pressions étaient évoquées, la justice l’a débouté.
Le maquette plus aseptisée de Wilmotte qui l’a emporté « ne porte pas atteinte aux bâtiments voisins », mais enfin Paris vit de mélanges et je ne vois pas ce qu’on gagne à embaumer tout un quartier.
Les arènes de Picasso
Le turbulent Manuel Nuñez Yanowsky, reconnu comme un grand architecte en Espagne, a construit plusieurs ensembles de logements sociaux dans la banlieue de Paris qui font mieux comprendre son goût néo-classique du décor grandiose et son humour de pasticheur.
Aujourd’hui, nous partons dans l’Est. A Noisy-le-Grand, en 1985, il a édifié 540 logements une crèche, des écoles et des emplacements pour des boutiques. Au-dessus des côtés ouest et est de la place sont édifiés deux grands cylindres supposés représenter les roues d’un chariot renversé. L’ensemble est officiellement nommé les Arènes de Picasso, mais les éléments les plus caractéristiques ont bientôt été reommés les « camemberts » par les habitants.
Il est plus que vraisemblable que les meubles Ikéa sont difficiles à disposer dans les appartements situés vers la circonférence, mais je ne crois pas que cela suffise à expliquer le désamour des habitants. En plein jour, le jardin aux fontaines est séduisant. Des mères y promènent les bambins. Il doit être agréable d’échanger quelques propos avec les voisins sous les arcades qui font le tour de la place et protègent de la pluie et de la chaleur. La courbe préférée à la droite corrige l’impression de sévérité que l’on ressent devant des architectures monumentales.
Pour arriver sur la place, nous avons dû passer sous un porche. Un guetteur nous a inspectés et voyant que nous étions inoffensifs n’a rien dit. A quelques mètres, se tenaient le revendeur et ses clients. Il était vêtu d’une djellaba et si émacié que j’ai pensé qu’il faisait commerce d’héroïne au vu et au su de tous.
Aucun geste architectural ne suffit à guérir un quartier malade du trafic de drogue. Comment y circuler dès que le soir tombe ? Comment laisser sortir ses enfants dès qu’ils grandissent.
Au pied des colonnes monumentales à l’arrière des arènes, un amas de vieilleries, matelas, machines à laver, jouets d’enfants, caddy de supermarché. Je ne suis pas sûre que dimanche soit un jour de collecte et que tous ces déchets vont être ramassés. Ils vont sans doute rester, autorisant par leur présence les habitants à jeter davantage de choses. Et voilà un beau projet d’architecte transformé en décharge.
La grand’place de Bussy-Saint-Georges
Rappelant les sculptures de la promenade plantée, on peut voir quelques kilomètres plus loin, la grande place néoclassique de Bussy-Saint-Georges. Yanowsky l’a monumentalisée comme aime à le faire Bofill avec qui il a travaillé. Les immeubles ont tous des colonnes doriques, et des frontons triangulaires bizarrement « ébréchés »… Yanowsky a ajouté deux pastiches de statues grecques, démesurément agrandies. C’est encore la même idée sympathique : la place est bâtie dans un quartier populaire. Il s’agit d’offrir un décor magnificient au peuple, une architecture qui s’inspire des belles places d’Italie.
Au niveau du toit, un œil surveille la place. Qu’est-ce que c’est que cet œil en forme de talisman turc, de symbole maçonnique déformé, ou d’instrument panoptyque rappelant à la population qu’on peut la surveiller à tout moment ?
J’ai croisé quelques habitants qui venaient à la fraîche pour balader le chien, sortir les petits…. Personne ne sait ce que signifient ces statues… « Que pensent-ils de la place ? » -« Pas grand-chose. » « Est-ce qu’ils la trouvent belle ? » – « Commode, en tout cas pour les enfants ».
Au témoignage des réseaux sociaux, cet espace pourtant paraît démesuré et il devient angoissant à 6 heures du soir en novembre quand il est balayé par le vent : « Le soir la ville est très triste, il n’y a personne dans les rues donc il faut marcher très vite pour rentrer chez soi surtout en sortant de la gare » (http://www.linternaute.com/ville/bussy-saint-georges/ville-77058/temoignages)
Ce n’est pas la faute de Manuel Nuñez Yanowsky si Bussy est une ville-dortoir, d’où toute présence humaine se retire dès que le soir tombe. Je ne suis pas sûre pour autant que cela déplaise à cet architecte amoureux des villes monumentales. Bien sûr, on pense aux peintures de Chirico avec ses espaces démesurés peuplés par des silhouettes minuscules qui attendent inutilement que quelque chose se passe, silhouettes perdues au milieu de figures mythologiques qui ont perdu leur sens.
A Bussy aussi, ceux qui ne prennent pas le RER pour aller travailler ailleurs attendent en vain que quelque chose de positif arrive dans leur vie..
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