Van Eyck. La clarté du monde

Je connaissais depuis mon enfance la Vierge du chancelier Rolin avec son paysage immense qui s’étend des montagnes enneigées jusqu’au parapet qui surplombe la vallée. Mais le tableau vient d’être débarrassé des vernis jaunes qui l’encrassaient et tout le monde court voir l’exposition qui célèbre son retour au Louvre. J’y suis allée aussi peut-être par effet de mimétisme puisqu’il sera possible de le voir tranquillement plus tard ; aussi parce que la commissaire a fait venir d’autres œuvres de Van Eyck, Annonciation, Vierge de Lucques qui vient de Francfort, beau portrait de Baudoin de Lannoy, qu’on peut voir d’autres portraits « réalistes » de Rolin, des miniatures ainsi que des œuvres de Rogier van der Weiden, de Robert Campin, le Maître de Flémalle, de Bosch, de Bellini, des enluminures, des objets sculptés…

Van Eyck. La Vierge au chancelier Rolin

Le revers de la Vierge au chancelier Rolin a lui aussi été restauré. On a mis à jour un faux marbre vert et jaune qui montre que l’œuvre n’est pas un simple tableau, plutôt un objet de dévotion portatif que le chancelier emmenait avec lui dans ses déplacements. 

Cohue

Résultat : j’ai piétiné dans le couloir entourée d’une foule déterminée avant de pouvoir pénétrer dans la chapelle. Une fois à l’intérieur, une autre bataille a commencé. La cohue m’a rappelé l’exposition Léonard de Vinci ou bien les bousculades d’Orsay devant les derniers Van Gogh. Chacun dégainait son téléphone portable et jouait des coudes pour photographier les détails… Le problème, c’est qu’il faut du temps pour repérer des détails, les plus recherchés étant les deux lapins qu’on a redécouverts en nettoyant la toile (animaux prolifiques symboles de luxure, écrasés sous la colonne de gauche). Ces recherches augmentent le temps de stationnement devant la toile, et donc l’exaspération des suivants.

J’ai tort de me plaindre car j’ai eu ainsi l’occasion de concentrer mon attention sur quelques œuvres et de bien les regarder, de voir comment des motifs du jardin, ou du paysage en panorama se retrouvent de peintre en peintre.

Une rencontre avec la Vierge ou la vision d’un croyant ?

Le beau tableau de Van Eyck est, disent les historiens, une révolution dans l’art de la représentation du sacré car le commanditaire a la taille des personnages divins. Le chancelier Rolin, ministre des finances d’un des Etats les plus puissants d’Europe vers 1435, n’a même pas besoin d’un saint patron comme intercesseur, son importance sociale lui semblant un mérite suffisant pour leur être présenté. Cependant malgré l’identité d’échelle, il y a quelque chose d’étrange dans la réunion de Rollin, de la Vierge et de l’enfant-Dieu : leurs yeux ne se croisent pas. (Je m’avise tout à coup que la peinture est beaucoup une histoire d’illusion des regards échangés et je me dis que je vais parcourir le Louvre en guettant dans les tableaux les regards qui ne regardent pas leur vis-à-vis). Pas de paroles échangées non plus. L’ange est tout occupé à couronner la Vierge. Celle-ci, les yeux baissés, présente son fils en silence. L’enfant, au visage vieux avant l’âge, regarde obliquement on ne sait trop où et se limite à une bénédiction. Dans l’Annonciation les premiers mots du dialogue de l’Ange et de la Vierge sont figurés en lettres d’or. La réplique de Marie, Ecce ancilla domini, est à l’envers pour indiquer qu’il s’agit d’une réponse.

Van Eyck, Annonciation, Washington

Malgré le pont qui relie le monde des hommes au monde de Dieu, Rolin ne « communique pas » avec les personnages divins et il ne saurait les dévisager.

A ce moment déjà tardif de sa vie, Rolin prépare sa mort. Il n’exprime pas d’émotion identifiable, ni attendrissement, ni angoisse. Il est sans douceur, comme il convient à un homme qui conduit un peuple. Il n’a pas renoncé aux attributs du pouvoir, au velours somptueux de l’habit qui l’enveloppe, à la fourrure qui borde le col et les manches.

Le maître du détail

La foule est surtout venue admirer le paysage qui se déploie au fond du tableau car Van Eyck est célèbre pour avoir réussi à faire tenir le monde entier dans un petit tableau qui mesure à peine 66 cm sur 62 : alors que les personnages principaux sont réunis dans une loggia, les grandes diagonales créées par la disposition des personnages et la ligne verticale des carreaux du sol au motif d’étoiles nous mènent vers le jardin de la loggia, avec ses fleurs symboliques, églantines, pivoines, lys et iris, ses animaux, pies annonçant la mort du Christ, paons célébrant la pureté de la vierge…

Du jardin clos, le regard passe au parapet. Au point de fuite, un homme se penche pour contempler le paysage ; un peintre le regarde. C’est Van Eyck, reconnaissable à son chapeau rouge, disent les historiens de l’art.

Il faut s’approcher à quelques centimètres de la toile pour voir les détails du paysage, les hommes minuscules qui s’affairent dans la ville, descendent le fleuve, traversent les ponts, entrent dans les maisons du village, dans les églises de la ville, les côteaux d’une campagne prospère.  Ce spectacle peint avec tant de minutie est-il une allusion au rôle politique de Rolin. Dignitaire le plus important de l’État bourguignon, il espère paraître devant Dieu l’âme en paix car il bien administré le duché qui lui était confié.  Mais Van Eyck célèbre aussi la toute puissance de Dieu, l’infinie diversité de la Création et la beauté de chaque chose qu’il a placée dans une lumière paradisiaque. 

Musée du Louvre, jusqu’au 17 juin 2024. 9h-18h : lundi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche. 9h-21h45 le vendredi. Fermé le mardi.