Je suis un peu déçue par le peu de réactions suscitées par ce blog. Je voulais partager mes mini-découvertes, qui peuvent donner envie de venir à ceux qui vivent dans d’autres parties de la ville et aux touristes désireux de ne pas en rester à Notre-Dame, au Louvre et à Montmartre. Je voulais que des visiteurs aillent jusqu’à la place de Vénétie pour voir la grue sauvage de Pantonio et m’en parlent. Je rêvais aussi de messages en écho des habitants du quartier : « Moi aussi, je suis passé par là ». Et je voulais être interpellée : « Comment ! Vous ne parlez pas du café L’Arobase au 101 de la rue Chevaleret ? Le café le plus accueillant de la rue ! J’y suis entrée un jour de pluie et il est devenu mon annexe, mon salon. J’y passe pour vérifier mes mails et pour surfer au chaud. Il y a toujours quelqu’un que je connais et de nouvelles histoires du quartier à glaner. »
En attendant, il bruine. C’est un jour interminable et monotone, trop doux, trop gris. Pourtant, quand je suis passée sous un des arbres de la place, le vent qui agitait les branches m’a mouillé le visage. « Et le vent rafraichît mon âme fatiguée » ; j’ai souri parce que mon vers de mirliton était un alexandrin et parce que le merle chantait un quinze février. Ce fou de merle confond les saisons et se croit au printemps et pas seulement lui, mais les arbustes qui fleurissent depuis le début du mois.
La place de la Nation, à l’est de la capitale, fait partie des délaissées. C’est cependant une des grandes entrées de Paris entourée de beaux immeubles haussmanniens. Elle s’est appelée Place du Trône, en souvenir du trône érigé le 26 août 1660 lorsque les corps constitués ont accueilli Louis XIV et sa jeune épouse Marie-Thérèse d’Autriche, lors de leur entrée solennelle dans Paris en 1660. Puis, elle s’est appelée Place du Trône-Renversé sous la Révolution lorsqu’on y érigea la guillotine. C’est en 1880, qu’elle a pris son nom de Nation ainsi que sa physionomie actuelle lorsque Haussmann lui donna sa forme d’étoile et favorisa l’installation d’immeubles de rapport (sans jamais toutefois parvenir à ce que l’Est parisien connaisse le même destin que l’Ouest).

Le Paris monarchique est symbolisé par les deux colonnes qui encadrent le Cours de Vincennes, là où à la fin du 18ème siècle, passait la barrière de l’octroi. En 1787, l’architecte Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), avait édifié tout autour de la ville des pavillons qui devaient faciliter la perception des taxes sur les marchandises entrant dans la capitale. Ceux de la barrière du trône, ont subsisté ainsi que deux colonnes de part et d’autre du cours de Vincennes, mais les statues allégoriques de la Liberté du commerce et de la Fortune publique qui devaient les surmonter n’ont jamais été réalisées.
En fait, c’est en 1843 qu’Alexandre Dumont sculpta la statue de saint Louis et Antoine Etex celle de Philippe-Auguste à la gloire des rois qui ont bâti l’Etat français. Quand j’étais écolière, nos livres d’histoire soulignaient la continuité entre la royauté et la république, mais le Triomphe de la République, le plus bel ensemble de sculptures dix-neuvièmes de Paris, édifié au centre de la place de la Nation, tourne le dos à ces symboles monarchiques.
Ce Triomphe est l’œuvre de Jules Dalou, un républicain convaincu, qui ayant pris le parti de la commune en 1871, dut s’exiler pendant une dizaine d’années. Voici la description fournie au Conseil municipal de Paris au moment où celui-ci devait voter les crédits nécessaires à la réalisation de la statue : « Sur un char, traîné par deux lions, et guidé par le génie de la Liberté, tenant un flambeau à la main, se dresse la République, debout dans une attitude de triomphe, de commandement et de protection ; elle s’appuie sur le faisceau de la loi.

A ses côtés deux autres figures, à droite et à gauche du char, le Travail et la Justice poussent à la roue ; la première, sous les traits d’un ouvrier, le torse nu, le marteau sur l’épaule, le tablier de cuir aux flancs, les sabots aux pieds ; la seconde sous la forme d’une femme richement drapée. La Paix, portant les attributs de l’Abondance marche derrière le char et sème sur son passage des fleurs et répand des fruits.

Des enfants symbolisant l’Instruction, l’Equité, la Richesse concourent à l’aspect décoratif de cette grande composition » (cité p. 109, Maurice Dreyfous, 103, Dalou, sa vie et son œuvre).
Bien qu’elle soit lourdement chargée de symboles instructifs, la République de Dalou, qui avance irrésistiblement vers l’avenir, est bien plus séduisante que la lourde statue de la place de la République ! Les grands platanes qui l’entourent sont rarement élagués et poussent joyeusement sans souci des règles.
La Nation est aussi la place qui voit la fin de presque toutes les manifestations, et Dieu sait qu’il y en a à Paris. C’est le point d’arrivée du parcours rituel République-Bastille-Nation, quelques kilomètres de slogans et de drapeaux. A l’arrivée, des jeunes gens escaladent souvent le monument avec des pancartes : « Nous sommes Charlie », « Nous n’avons pas peur ! » « No border ». J’aime à imaginer le contraste des deux cortèges : celui des corps constitués qui vient à la barrière du trône témoigner de sa soumission au roi absolu ; celui qui accompagne une jeune république insurrectionnelle et tourne le dos aux colonnes. Jusqu’à aujourd’hui, nous devons peut-être la prédilection pour la Nation à une mémoire populaire qui se souvient du « Trône renversé », et des barricades qui ont accompagné les émeutes du 19ème dans le faubourg Saint-Antoine. Cependant le choix du trajet vient peut-être du pouvoir soucieux d’éloigner les manifestants de l’Assemblée Nationale et du Sénat, et d’ailleurs, le ‘peuple de gauche’ n’a pas le monopole des manifs et d’autres protestataires empruntent les mêmes avenues.
Le quartier Bel-Air/Nation est cossu. On y trouve de larges avenues. Celle du Bel-Air avec sa double allée et ses façades sculptées ne mène nulle part. Lorsqu’on lève le nez, on découvre d’étranges façades. Celle du 17, a été conçue par l’architecte Jean Falp (qui a aussi réalisé un immeuble 41 avenue Saint-Mandé). Un sculpteur nommé Ardoin a décoré les immeubles. Si on s’approche, on découvre des femmes entourées de petites filles à longues chevelures et d’animaux. Des chats et des oiseaux à becs crochus.
En attendant l’implantation de l’université de Paris III, avenue de Saint-Mandé, le quartier somnole, même si, les choses, ici aussi se renouvellent doucement. Pour une part, parler de renouvèlement est abusif puisque les mutations sont dues en partie au vieillissement et à l’embourgeoisement de la population. Les pharmacies prospèrent autour de la place, ainsi que les opticiens et les vendeurs d’appareils auditifs. Il y a aussi des agences immobilières qui ont éclos au moment du grand boom immobilier des années 2000 et qui survivent tant bien que mal.
Parallèlement, le quartier se met au goût du jour et prépare l’arrivée d’une population plus jeune. Le pressing est devenu un dépôt de pain, La Mie Câline. Une onglerie a ouvert. Les noms surannés d’antan ont été remplacés par des noms branchés, et avec les noms, le look des cafés. Le Signal du Métro, à l’angle de l’avenue du Bel-Air et de la place de la Nation, était le royaume de deux ou trois consommateurs vieillissants, attablés en terrasse pour tout l’après-midi devant une consommation unique. J’ai parfois été la seule cliente de la salle où je m’installais avec un paquet de copies. Des heures calmes, délicieuses, passaient lentement pendant que le soleil glissait le long de l’avenue. Le patron ne me dérangeait jamais. Son seul problème était de faire fuir les clients avant que ne débute sa soirée télévision. Les drogués du quartier avaient bien essayé d’en faire un QG en squattant les toilettes pour préparer leur dose d’héroïne, mais le vieux avait percé les petites cuillères dont ils avaient besoin pour chauffer la poudre. Et puis le café a été vendu. Le vieux propriétaire a déménagé dans le midi. On a demandé de ses nouvelles une fois, ou deux, puis on l’a oublié. A présent, le café est devenu l’Irish Corner. Je ronchonne parce qu’une musique tonitruante interdit toute conversation suivie, et qu’il y a toujours un match en cours sur les trois écrans de télévision de la salle. La terrasse est illuminée par de fausses flammes disposées dans une vasque à prétention olympique et les clients s’attablent autour de fontaines à bière. Le prix des consommations a été multiplié par trois ; le nombre de clients par dix et ceux-ci viennent de tout Paris.
Sur la place ombreuse des Antilles se trouvait Le Bouquet du Trône dont le nom était à lui seul une célébration de l’art de vivre de l’ancien régime. On y croisait les vendeurs du magasin Printemps, tout proche. Le Bouquet a cédé la place au Marco Polo, supposé attirer les amateurs de pizza. Il n’y a que le Dalou qui a gardé son nom et sa clientèle.
L’heure des courses… Je file vers la rue grise du Rendez-Vous, rue des boutiques et de la banque : le toilettage pour chiens voisine avec la librairie et le boulanger. Cependant, les petits commerces peinent, coincés entre le Franprix de la rue et le Casino de la place, le commerce en ligne, le changement des habitudes de consommation. Un photographe a fermé. La vitrine du traiteur de la Baltique s’empoussière.
Qu’y avait-il avant ? Les souvenirs s’estompent vite et je ne sais plus. Je sais seulement que je suis incapable de me souvenir.
Sur le trottoir d’en face, juste après la poste, un plombier a laissé son nom, écrit en lettres d’or sur fond noir, « Couverture. Trébulle. Plomberie ». Boulevard de Picpus, la devanture qui porte le même nom ouvre sur une brocante qui propose d’initier les clients au bricolage. Ce qui n’a pas changé, c’est que toutes ces boutiques constituent « la rue commerçante » du quartier. On y fait un tour en fin de matinée. On croise un peu les mêmes personnes, des gens à qui on n’a jamais parlé, mais dont on connaît la tête et à qui on sourit. Oui c’est ça. Le quartier, c’est un ensemble de gens liés par une relation de reconnaissance autant qu’une carte mentale des trajets à effectuer pour assurer la vue quotidienne (école, boulangerie, poste,…). Ce qui fait que les habitants parlent de leur village.
Un tour à la librairie Gladieux. Marianne et Marie sont charmantes, drôles, cultivées, et c’est un plaisir d’échanger trois mots sur les livres qu’elles aiment. Pas étonnant que leur librairie soit un refuge où l’on vient se guérir de la lecture déprimante des journaux ! Une petite communauté qui sait que le commerce des livres est fragile se fait un point d’honneur de ne jamais utiliser Amazone. Mais qu’il est dur d’être libraire. Voici qu’une dame entre pour la troisième fois de la journée. « Madame, j’en profite pour vous rendre le Simone de Beauvoir que j’avais acheté il y a une semaine. Je l’ ai parcouru, j’ai réfléchi. J’ai déjà lu ce livre ! Je ne le garde pas. Et sinon, je compte sur vous pour me trouver un roman dont m’a parlé une amie. C’est écrit par un Polonais… Le titre, le thème, non je ne sais plus. Alors, je compte sur vous, n’est-ce pas ? »
Deux numéros plus loin, sur le trottoir d’en face une serrurerie (« clés minutes » et « serrurerie traditionnelle »). Le magasin est tenu par une Vietnamienne. Au pays, jadis, elle était professeur. Elle a fui quand les communistes ont pris le pouvoir. Elle est arrivée en France après 1975 en même temps que 150 000 réfugiés. C’était une lettrée et la voici contrainte à ce dur travail manuel. Souvent, elle a l’air éreinté. J’imagine son amertume de disqualifiée, mais je ne la connais pas assez pour en parler avec elle.
La Boucherie de l’Avenir juste après la poste est la vedette de la rue. Crise ou pas, il y a toujours la queue quand Frédéric Véron ouvre sa boutique. Le boeuf de Coutancie, les agneaux de lait de l’Aveyron réveillent les instincts carnassiers du quartier. Les prix sont ceux d’un produit d’exception, comme dit la bouchère.
La nuit, la rue du Rendez-Vous se vide et les gens âgés l’évitent. Le quartier transforme ses habitants en ombres sages pressant le pas dans les rues désertes. Au fond, on est habité par lui plus qu’on ne l’habite.










