Pendant que l’auto file sur la route de Troyes, une rengaine d’enfant me revient en mémoire :
« Y a Troyes en Champagne
Y a deux testaments, l’ancien et le nouveau oh oh oh oh, oh oh oh hoh !
Mais y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu
Et y a qu’une dent dans la mâchoire à Jean »
Cette scie (comme on disait dans ma jeunesse) est étroitement associée à Troyes parce que j’ai oublié les paroles pour 4, 5 et la suite. 4 évangélistes ? 4 saisons, 4 éléments, 4 murs ou bien Catherine ? Il ne me reste qu’à chanter à tue-tête et encore et encore
« Y a Troyes en Champagne
Y a deux testaments, l’ancien et le nouveau »
Cependant on arrive à Troyes et tout de suite aux ravissantes maisons à pans de bois. Partout en ville, il y a des façades où les poutres dessinent des dessins géométriques, lignes verticales croisant des appuis obliques, partout de hauts pignons coiffés d’un bonnet pointu.

Ces maisons ont été bâties après le grand incendie de 1524 qui a conduit à rebâtir le tiers de la ville. Un édit de Sully obligeait à recouvrir l’ossature de bois par des crépis que le temps dégrada. Il n’y a pas si longtemps, Troyes était une ville délabrée et triste. Aujourd’hui, on a ôté les enduits, repeint le plâtre entre les poutres en couleurs ocre, rose, vert tendre.

Les dernières maisons sont en cours de réhabilitation ce qui donne une unité rare à la ville.

Le pavage à l’ancienne des rues ajoute au charme de la restauration.
Dans la rue des Chats où tout le monde vous envoie, les toits se rapprochent tellement que les chats passent d’un toit à l’autre. C’est là qu’il faut dîner en profitant du jardin Juvenal-des-Ursins s’il fait assez beau.

Troyes est une ville d’églises et de musées. En bons touristes, on a couru sans parvenir à en faire le tour.
Voici l’église saint Pantaléon et son beffroi octogonal.



Nous prenons à peine le temps de visiter le musée du Vauluisant qui présente de belles statues du 16e siècle. une section consacrée à l’art du vitrail permet de voir à hauteur d’œil la finesse d’exécution des maîtres verriers du 16e siècle

Plusieurs vitrines sont consacrées à l’art profane. Le tableau le plus inattendu est une représentation en pied du maître boucher Jean Legas un peu avant sa mort. Tout paraît loufoque dans ce portrait, la nudité dissimulée dans une toge de héros antique, le petit chien qui sert de compagnie au lieu d’une famille de notable, la barbe de prophète ondulée qui tombe jusqu’aux genoux. La notice dit que Legas était connu dans la région pour cette barbe démesurée. Lors d’un séjour à Troyes en 1586, le Roi Henri III demanda à le rencontrer pour en juger par lui-même et constatant qu’on ne lui avait pas menti, assura à l’artisan son soutien pour que sa descendance assure le fermage des Boucheries de Troyes. Au temps où vivait Legas un roi de passage pouvait vous transformer en notable pourvu que votre barbe ne soit pas postiche.

Je regrette peu de n’avoir pas vraiment vu les salles consacrées aux machines permettant de fabriquer, tricot, mailles, bonnets. Il faudrait se faire tout expliquer et je ne suis pas même capable de me servir d’une machine à coudre, mais j’’apprends que l’entreprise Lacoste fondée en 1833 fait toujours confectionner des habits en France. C’est suffisamment rare pour être salué.

La cathédrale a des vitraux qui se répondent étrangement. Dans le pressoir mystique comme dans l’arbre de Jessé du maître verrier Linbard Gontier (1625) un corps est étendu à la base du vitrail où se développe un arbre, mais l’imagier a figuré un supplice atroce dans le pressoir. Le Christ est allongé et laisse presser son sang qui tombe dans un calice comme du jus de raisin. Le cep qui sort de son corps se ramifie horizontalement et verticalement, d’un apôtre à l’autre, d’une grappe violette à l’autre. Je ne suis pas certaine que cette thématique perdure de nos jours.

lLe vitrail de l’Ouest qui date du 19e siècle est une rosace pourpre encadrée de murs sombres.

A côté deux musées. Le Musée Saint Loup abrite une collection hétérogène, animaux empaillés, de vestiges archéologiques, de sculptures et de peintures classiques. A moins de foncer vers les œuvres-phares vantées dans les catalogues (L’homme au luth de Rubens, L’Enchanteur et L’Aventurière de Watteau, Esprit de Baculard d’Arnaud de Jean-Baptiste Greuze), le visiteur harassé s’épuise devant les douzaines de portraits de familles bourgeoises qui n’ont guère plus d’intérêt (ou autant) que la collection de photographies d’une vieille tante. Mais nous voici devant un Saint Michel transgenre qui sauve une trépassée des griffes d’un démon rabougri. La toile d Etcheverry raconte la mort avec tous les stéréotypes du temps, le cimetière, les cyprès, les tombeaux, le corps chaste et frigide de la morte. Etonnant !

Le musée d’Art moderne a été créé par Pierre et Denise Levy, un couple d’industriels qui a fait fortune dans la bonneterie (en s’appuyant sur la grande distribution pour vendre ses produits, voir le groupe Devanlay & Recoing) et a offert sa collection de plus de 2000 œuvres à la ville de Troyes : toute l’histoire de la peinture figurative entre 1850-1860 est évoquée. Une grande section d’art africain et des verres soufflés complètent l’ensemble.
Parmi tant de merveilles voici une biche de Courbet. D’où vient la lumière ? Pas du ciel, figuré seulement par un petit triangle bleu, mais de la neige elle-même, matière légère, crémeuse, nacrée, irisée. Elle n’est pas blanche, mais composée de dix couleurs différentes, tons bleus, tons ocre des arêtes du vallon juxtaposés en touches palpitantes. Comme après lui Sisley ou Monet, Courbet ne peint pas la neige sans évoquer les ombres noires. Ici c’est un arbre qui menace d’éteindre la lumière et le chevreuil isolé dans le vallon creux dont on ne sait s’il attend les chasseurs et la mort ou s’il se croit à l’abri.

C’est un plaisir de chercher les mots qui montrent ce qui était caché dans le tableau et qu’on voit soudain.
Dans le même genre de paysage mi-réaliste, mi-romantique se détache une toile de Narcisse Diaz de la Peña un membre de l’école de Barbizon qui jusqu’ici m’indifférait. Baudelaire lui reprochait ses « Papillotages de lumière tracassée à travers des ombrages énormes » (Le Trésor de la langue française, signale que le papillotage désigne le « manque de cohérence dans les rapports de lumière et de couleur »). Ch. Baudelaire, « Catalogue de la collection de M. Crabbe », dans OC II, p. 963, voir Julien Zanetta).
Pourtant la façon dont Narcisse Diaz de la Peña représente les lentilles d’or du soleil dans un petit coin de forêt m’enchante. C’est un sous-bois que rembrunissent les taillis et les fûts noirs des arbres, et que la lumière qui se mêle à l’ombre vient transformer en monde enchanté

On marque un arrêt pour Maximilien Luce que je connais si mal, qui écrivait dans des revues anarchistes et qui peignait (de façon un peu raide ici) des ouvriers héroïsés, bâtisseurs d’un Paris vertical. Je rêve d’une histoire de l’art qui ferait une place plus importante à ces peintres du travail.

Les « fauves » sont très représentés. Je n’oublierai pas un beau Derain, ami proche de cette famille de collectionneurs.

A Troyes, on peut voir ces beaux tableaux sans être entourés par la foule jacassante du Louvre ou d’Orsay. Personne ne vous bouscule pour une photo souvenir.
Il y aurait tant à regarder, mais nous partons. Nous n’aurons même pas vu la Cité du Vitrail près des berges de la Seine.
A lire : Julien Zanetta « Du papillotage : Baudelaire, sensations et illusions » Revue italienne d’études françaises, https://doi.org/10.4000/rief.9419