Deux grandes dames de l’art textile : Olga de Amaral, Tamara Kostianovsky

Pénélope et Philomène étaient cantonnées aux ouvrages de dames, même si elles avaient appris à ruser avec la violence des hommes. La Philomèle d’Ovide utilise sa toile pour faire savoir à sa sœur les actes exécrables commis par son beau-frère, Térée, qui l’a violée et lui a coupé la langue pour l’empêcher de raconter ce qui s’était passé. Pénélope invente la ruse du linceul tissé le jour et détissé la nuit pour repousser les prétendants… Enfermées dans leurs gynécées, ces femmes tissent leur destin. Dans les années 60, le rôle des fileuses chantées par Jacques Douai est plus contraint, plus passif :

File laine, filent les jours,
Garde ta peine et mon amour…

Les hommes guerroyaient, les femmes attendaient. Leur destin était l’humilité et la patience. On avance si lentement pour faire une tapisserie ! Il faut enfiler des milliers de fils sur le métier à tisser ; il faut  des heures et des heures pour les allers-retours de la navette !

Plus tard, les hommes peignaient, sculptaient et les femmes passaient leurs jours à des ouvrages d’aiguille ou à des métiers plus artisanaux qu’artistiques (ils se poursuivent aujourd’hui, presque inchangés depuis l’aube de l’humanité et on rencontre toujours des brodeuses et des tisserandes de la Turquie à la Chine, et aux peuples autochtones d’Amérique). Les femmes font des linges  pour couvrir les corps, des cordes pour lier des ennemis, des tentures, et des tapis pour réchauffer les murs et les sols. Les hommes s’adonnent à l’Art.

Des heures et des heures de travail qui aboutissent à ces tuiles de couleur pâle (Olga de Amaral 2025)

L’art contemporain a pourtant modifié la frontière de l’art. Le manifeste du Bauhaus, affirmait qu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’artiste et l’artisan.

Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail manuel, parce qu’il n’y a pas «d’art professionnel». Il n’existe aucune différence, quant à l’essence, entre l’artiste et l’artisan. L’artiste n’est qu’un artisan inspiré. C’est la grâce du ciel qui fait, dans de rares instants de lumière et par sa volonté, que l’œuvre produite de ses mains devient art, tandis que la base du savoir-faire est indispensable à tout artiste. C’est la source de l’inspiration créatrice.
Formons donc, une nouvelle corporation d’artisans, sans l’arrogance des classes séparées et par laquelle a été érigée un mur d’orgueil entre artisans et artistes. Nous voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, plastique et peinture, qui s’élèvera par les mains de millions d’ouvriers vers le ciel du futur, comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi. » Walter Gropius Weimar, Avril, 1919.( https://www.articule.net/2019/06/30/walter-gropius-manifeste-du-bauhaus-1919/)

Malgré ses idées progressistes, cependant, Gropius, effrayé par l’afflux des femmes supposé nuire à la réputation de l’école, durcit les critères d’admission et oriente systématiquement les jeunes filles vers l’atelier textile. Cette activité est considérée comme moins prestigieuse. Mais enfin cette rentrée, on célèbre à Paris en même temps Tamara Kostianovsli au Musée de la chasse, Olga de Amaral à la Fondation Cartier et Chiharu Shiota au Grand Palais (Nous irons revoir bientôt le travail de cette dernière à l’exposition du Grand Palais).

Olga de Amaral à la Fondation Cartier

J’aime les matières travaillées par Olga de Amaral, laine, lin, coton,  parfois plastic, variées à l’infini, tantôt austères, tantôt précieuses. Mêlant fils et matériaux divers, l’artiste imagine des tissus qui peuvent quitter les murs pour se déployer du plafond au sol.

Le ruissellement est particulièrement joli ce lundi de janvier ensoleillé où la lumière se prend dans les fils comme dans une pluie d’été. J’ai mal regardé et je ne sais pas comment ces milliers de fils sont rendus suffisamment rigides pour rester tendus.

J’apprécie l’entre-deux des œuvres entre tissu et sculpture.

J’admire les harmonies d’Olga de Amaral, tantôt pauvres et terreuses, tantôt mêlant le violet sombre et l’orange des flammes (peut-être  empruntées aux Indiens de Colombie)

Ce qui serait un élément décoratif sur un vêtement ou dans des tresses, impressionne en format de trois mètres. Parfois aussi, Olga de Amaral joue d’une seule couleur dominante dans une quête de poésie cosmique. 

Je me rends compte que la révélation de l’importance de son travail tient beaucoup à sa monumentalité. Leur dimension arrache ces œuvres à l’artisanat, les apparente aux recherches des artistes qu’on dit importants. Cependant, comme pour la peinture abstraite de cette époque, souvent, je trouve à admirer, sans être très émue par cet art d’ornement.

Tamara Kostianovsky (Musée de la Chasse : automne 2024)

Des souches qui, dès qu’on approche, se révèlent être constituées d’étoffes pliées, tordues et collées. Ce sont souvent des chemises ou des pantalons d’homme de couleur pastel.

… dont Tamara Kostianovsky a même gardé les boutons :

Ce sont aussi des fleurs et des branches de fausses tapisseries 18e, faits à partir de la récup de tissus froissés :

… des oiseaux exotiques dont les plumes sont découpées dans de vieilles étoffes :

Cet art charmant et humoristique du trompe-l’œil se transforme en quelque chose de plus inquiétant avec des carcasses d’animaux à la Rembrandt ou à la Soutine. Les innocents oiseaux du Paradis laissent place à des animaux dépecés et suspendus à des crocs de boucherie.

Le goût des beaux décors 18ème siècle cacherait-il quelque chose de pervers ?