Maquis corse

Sur une lacune du vocabulaire français : le cas du pissenlit

Porto-Vecchio. Vue du port

Le printemps orageux de Porto-Vecchio n’est guère propice à la baignade à moins d’être un descendant de viking… Mais c’est un temps idéal pour la promenade dans le maquis.

Chêne vert dans le maquis

Je me balade dans un halo de noms : lentisques, cistes blancs de Montpellier, arbousiers, aphyllanthes… Il me semble que je vois mieux ce qui m’entoure quand je pose un nom sur une plante : au nom s’attachent tout de suite des détails caractéristiques… mais voici tout à coup des boules de pissenlit ou plutôt car ce n’est pas un nom une vague description.

J’ai lu un jour dans une flore que « la » fleur du pissenlit est en fait composée d’une multitude de minuscules fleurs serrées les unes contre les autres jusqu’à constituer une grande tache jaune bien attirante pour des insectes. Cette disposition dense se nomme le capitule (petite tête). Mais ce n’est pas le nom que je cherche car ce qui attire mon regard, c’est le moment où la couronne jaune est devenue une boule légère de graines prêtes à s’envoler. Cette image du pissenlit est fixée dans la mémoire des écoliers qui ont manipulé le Larousse : la couverture était ornée d’une belle jeune femme qui dispersait  les graines d’un pissenlit illustrant la devise « Je sème à tout vent » (des graines de savoir).

Celui qui approche voit les centaines de petites graines surmontées d’aigrettes qui donnent une allure plumeuse au pissenlit : de près on peut s’émerveiller comme devant une armée de drones miniaturisés. Ce sont du moins des appareils d’une technologie particulièrement efficace.

En anglais, on dit blowball boule à souffler, boule pour le souffle. C’est exactement cela qui manque au français car je ne me vois pas utiliser le mot pappus des botanistes, trop spécialisé.

Cette minuscule lacune dans mon vocabulaire  me fait penser à deux textes magnifiques. L’article poignant de la médiéviste Yvonne Cazal.

le grec ancien et le latin disposaient de mots pour décrire celle dont l’enfant est mort raconte-t-elle. Le substantif grec orphaneia désigne « le fait de perdre son enfant » ; il est construit sur l’adjectif orphanè, lequel s’applique à l’enfant ayant perdu ses parents mais aussi aux parents ayant perdu leur enfant. D’autre part, existait aussi le participe passé latin orbatus  dérivé de l’adjectif orbus que Félix Gaffiot traduit par « privé d’un membre de sa famille », lequel peut être un parent mais aussi un enfant. Orbus a disparu au moment du passage aux langues romanes, en dépit de l’importance centrale du thème de la Vierge devant son fils agonisant puis mort. (Cazal 2009). Quant à orphelin, il a perdu le sens général de « privé de » qui permettait de l’employer dans différents contextes pour se spécialiser et ne plus désigner que l’enfant privé de ses parents.

L’autre référence qui me vient à l’esprit, c’est le Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles. Seuil [2004], 1 532 p., dirigé par Barbara Cassin. Il s’agit de tout un lexique de termes philosophiques qui font difficulté car ils sont sans équivalents d’une langue à l’autre. Ces « intraduisibles » sont sans cesse retraduits afin de les comprendre mieux en sentant les différences des langues et des cultures. Pour prendre un exemple simple, la saudade est ainsi un mélange de nostalgie, d’incomplétude et de mélancolie propre à la culture portugaise, qui de nos jours renvoie au fado et en particulier à Amalia Rodriguez. Evidemment, ce qu’apprend le Dictionnaire c’est qu’à des mots isolés manquants correspondent des phrases et qu’on peut se consoler du manque de mots .

Laissons donc tournoyer les balles de souffles du pissenlit dans la brise.

Cassin Barbara 2004,Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles. Seuil.

Cazal Yvonne, 2009, « Nec jam modo mater, enquête sur une dénomination disparue pour désigner « la mère qui a perdu son enfant », La madre-The mother, Micrologus, Nature, Scienze e Società medievali, XVII, Florence, Edizioni del Galluzo : 235-253.

Printemps corse

Maquis

Dès que ça a été possible, nous sommes partis vers la Corse, délicieuse au printemps : le maquis est en fleurs et les parfums sont déjà si puissants que la moindre brise les apporte par bouffées.

Maquis près de Porto-Vecchio

La Corse sauvage des bords de mer, c’est le maquis ; le maquis, c’est la Corse. D’ailleurs, ce nom commun, entré dans le français au 18ème siècle, vient du corse machja que les étymologistes font remonter au latin macula (ils expliquent que le paysage est comme tacheté par les arbustes) ou à mucchiu, le ciste, une composante essentielle du maquis. Au printemps, les plantes les plus griffues n’ont pas trop poussé : peu de ronces et de salsepareilles. Un dédale d’arbousiers, de bruyères arborescentes, de myrtes et de lentisques pistachiers et surtout des cistes en fleurs.

Cette végétation est parcourue de sentiers qui ne mènent nulle part et que l’on emprunte au hasard avec le plaisir de se perdre en l’absence de points de repères. C’est évidemment « pour de faux », puisqu’il suffit de descendre pour retrouver la mer et puisque la zone commence seulement à repousser après un incendie, mais on a le temps de se raconter les histoires de ceux qui « prenaient le maquis ».  Le français a plusieurs mots pour désigner le fait de se réfugier dans la nature pour échapper aux autorités. Cependant, le succès de maquis et de maquisards se comprend quand on se promène dans cette végétation. Dès que les arbustes grandissent, ils constituent des tunnels de verdure où aucun gendarme, ni hélicoptère ne peut trouver les fugitifs qui se cachent. De là, maquis a été employé pour désigner ceux qui résistaient aux autorités. On parle du maquis du Vercors pour désigner les maquisards. Quand le mot a acquis son nouveau sens, pendant la dernière guerre, il était encore chargé des connotations du maquis, à la fois refuge protecteur et milieu hostile, à la végétation rocailleuse et peu pénétrable.

Quand le vent s’arrête, une pluie froide et têtue détrempe les chemins. C’est un paradis pour les fleurs de rocailles. Au milieu d’une piste, de minuscules iris ont réussi à écarter la terre et à éclore.

Les Iris sauvages du chemin

Toujours ce plaisir à sentir la force qui pousse la nature. Ils sont d’un bleu magnifique. On se penche. On les regarde.

Ambivalence de l’Herbe de l’Ascension

Près du village de T., on peut escalader de grandes plaques de granite, fleuries de plantes grasses d’un rouge pourpre, des sedum pourpiers, je crois  (sedum moronense, confirme la flore ).

A Cupulatta, l’herbe de l’Ascension (sedum pourpier étoilé)

La vieille cousine à qui nous racontons notre promenade nous dit : «  Ah ! vous êtes allés à Cupulatta  (cupulatta, c’est la tortue en corse et peut-être que l’endroit se confondait avec une tortue géante portant les enfants juchés sur son dos). Quand j’étais petite, l’école était tout près. On se retrouvait là à la sortie des classes. » Elle ajoute : « Aujourd’hui, c’est trop tôt pour cueillir l’herbe de l’Ascension. Il faut attendre le jeudi à l’aube, se lever dans la nuit, ramasser les plantes avec les racines et les ramener avant le soleil levant. Quand j’étais jeune, on les accrochait au mur dans les maisons, la tête en bas : si les tiges se redressaient et si les fleurs s’ouvraient pour la Saint Jean, on était protégés du malheur pour toute l’année… Attention ! le sort s’inversait si le soleil était déjà levé, ou si la plante dépérissait.  »

Le lendemain, on déjeune avec des cousins de la montagne. « On a hésité à vous apporter l’Arba di Ascinzioni.

̶ Vous avez bien fait ! Papy nous envoyait toujours en ramasser, mais une année, les tiges ne sont pas remontées et notre chien a commencé à dépérir, et puis il est mort. Depuis, on n’y va plus ! »

Je comprends mal comment a pu perdurer cette coutume. Bien sûr, nous avons gardé beaucoup de traditions liant le destin de l’homme et les forces de la nature, à commencer par la coutume des sapins de Noël. Ce n’est pas l’irrationalité qui m’intrigue, plutôt le risque qu’on acceptait de prendre il y a encore quarante ans. Pourquoi ramener chez soi une plante magique, tellement ambivalente qu’elle peut vous faire du mal au lieu de vous protéger ?

Et puis je me dis que ces actes magiques ne sont pas si éloignés de notre rapport à la médecine. Les médicaments sont efficaces. Ils peuvent aussi faire du mal. Dans mon enfance, on s’accommodait des effets négatifs et on se réjouissait des vaccins qui permettaient d’éradiquer des maladies mortelles ou très invalidantes. Aujourd’hui, on dénonce vigoureusement la duplicité des thérapeutiques au nom du principe de précaution. Cela me fait penser aux échecs du vaccin Astra Zeneca ou aux mise-en-garde de certains contre les vaccins à ARN messager. Les pouvoirs publics peinent à convaincre les citoyens d’accepter quelques morts au bénéfice de l’immunité collective ! Des « vaccino-sceptiques » nombreux dénoncent l’orgueil imprudent d’apprentis sorciers inventeurs de médicaments qui se révèleront des poisons.

Les bulimes cannibales

Il avait plu toute la nuit. Le matin, des grappes de sortes d’escargots à coquilles coniques avaient envahi le jardin. J’avais déjà vu des coquilles vides d’un rose pâle et je croyais que des enfants avaient ramassé sur la plage et abandonné des bulots. D’ailleurs l’extrémité des « coquillages » était abimée. C’est sans doute pour ça qu’ils avaient été jetés.

Mais j’étais confrontée à un grand rassemblement de  bulots limaceux qui s’agglutinaient en particulier contre les murets. Les coquilles étaient plutôt couleur de terre, c’est pourquoi je n’ai pas vu tout de suite l’étendue du problème, mais bientôt, je n’ai plus vu qu’eux.

Bulimes tronqués

Certes, ils avaient l’air engourdis, peu actifs. J’aurais pu cohabiter avec eux tranquillement s’ils n’avaient pas été si nombreux et si je n’avais eu la désagréable sensation du crissement des coquilles explosant sous les pieds pendant que j’inspectais le jardin. Leur prolifération était cauchemardesque.  J’ai fait ce qu’on fait à présent : taper sur un moteur de recherche escargots longs, Corse…et je suis tout de suite tombée sur les bulimes tronqués, « espèce invasive autour de la Méditerranée ». Tronqués, parce que le cône qui protège ces bestioles se casse de lui-même lors de la croissance, peut-être pour ôter un peu de poids à la coquille.

Bulime tronqué

J’ai appris qu’ils étaient omnivores avec une prédilection pour les escargots et les limaces. Les Anglais les appellent d’ailleurs Snails Destroyers. Ils s’attaquent peu aux plantes et ne grimpent pas aux arbres et les agriculteurs les utilisent parfois pour se débarrasser des escargots. (De fait, je n’en vois pas beaucoup au jardin). Malheureusement, les bulimes croquent aussi les vers de terre, pourtant bien utiles.

J’en ai ramassé quelques centaines que j’ai noyés dans de l’eau savonneuse sur les conseils d’une voisine, mort cruelle, je dois dire, mais les bulimes qui se nourrissent préférentiellement d’espèces proches m’apparaissent un peu comme des gastéropodes cannibales. Je n’aimerais pas rencontrer des gisements de bulimes géants !

Thievant Claire, Desideri Lucie, Michel, Albin, 2000, Almanach de la mémoire et des coutumes : Corse, Paris, Albin Michel

Trésor de la langue française (entrée maquis)

Bulime tronque, Wikipédia