Georges de La Tour. Une lumière dans notre nuit

Musée Jacquemart-André, du 11 septembre 2025 au 26 janvier 2026

Les spécialistes de l’art ont beau critiquer Malraux, c’était un « regardeur » magnifique. En tout cas, il m’a appris dans Les Voies du silence à aimer le peintre des images nocturnes, quand peu de gens encore s’intéressaient à lui.

Gorges de La Tour est aussi célébré  pour ses tableaux clairs. Ce sont des scènes de duperies où la beauté des corps, l’ovale candide des visages et la richesse des vêtements sont là pour tromper. Pas de mouvements convulsifs comme chez le Caravage, mais des gestes suspendus et des yeux qui s’épient… cependant des mains s’apprêtent à dérober une bourse, à  cisailler une chaîne d’or, à dissimuler des cartes gagnantes.  A leur tour, nos regards se font voyeurs, complices de voleuses et de tricheurs. Mais ces tableaux ne sont pas là.

La Tour, Georges . Le Tricheur. deFrance, Musée du Louvre, Département des Peintures, RF 1972 8 – https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066276https://collections.louvre.fr/CGU

L’exposition commence avec les portraits de pauvres peints au début de sa carrière. S’il avait représenté seulement les apôtres d’Albi, les Vielleurs ou Les Mangeurs de pois tenaillés par la faim (1620), il serait Velasquez ou Louis Le Nain, un peintre de la dignité des humbles et ce serait déjà très beau.

Le Vielleur au chien vers 1620. Musée du Mont-de-Piété de Bergues

Ainsi son musicien aveugle n’est ni misérable, ni grotesque et le petit chien aux yeux suppliants qui le guide achève d’attirer la sympathie.

Le vielleur au chien. Le regard du petit chien

Mais La Tour est déjà le peintre du dialogue de la lumière et de l’ombre. Très tôt, puisque la Femme à la puce date de 1632 : une femme dénudée pour s’épouiller émerge de l’obscurité, à demi éclairée par une  bougie. Aucun décor, sinon une chaise rouge, aucun arrière-plan. 

Femme à la puce (vers 1632) Nancy

La Tour a sans doute emprunté au Caravage ses thèmes et ses fonds sombres, mais il refuse déjà la débauche des couleurs et la gesticulation des personnages.

Un enfant, un ange, Jésus

Les tableaux inoubliables sont pourtant ceux où l’échange entre ombre et lumière rejoint la représentation de l’invisible.

Rien ne sépare le monde sacré et le monde profane.

Le tableau le plus célèbre est celui qui s’intitule Le Nouveau Né : deux femmes se taisent, unies dans la contemplation du nouveau-né. Quelques parties de leur corps se détachent grâce à la lumière de la bougie, cachée par la main de la femme la plus âgée : le regard de la plus âgée se pose sur la jeune femme. « Est-ce elle, ma fille qui est devenue mère ? » Les paupières de la plus jeune se baissent sur son enfant. Ses formes sont schématisées : courbes de l’épaule, du buste, du visage ; angle du coude et du nez, triangle de la bordure brodée de la chemise. Les couleurs sont uniformément disposées sur chaque plan. Le rouge enveloppe le corps et le bébé repose sur le fond pyramidal de ce rouge simplifié, homogène.

Le Nouveau-Né. (1647-48) Rennes

 Quignard écrit : « On ne sait si c’est un enfant ou Jésus. Ou plutôt : tout enfant est Jésus. Toute femme qui se penche sur son nouveau-né est Marie qui veille un fils qui va mourir » (1991 p. 48).

La Madeleine présentée dans l’exposition est seule au milieu de la nuit dans le retrait d’une cellule. Une veilleuse éclaire quelques livres pieux et un crâne. La pénitente a encore le visage lisse et les cheveux longs et sombres de la jeunesse et pourtant elle est hors du temps de la vie. Elle ne bouge pas. Elle fixe la flamme. et n’attend que la délivrance.

Madeleine pénitente de Washington 1635-1640

Le crâne rappelle la mort au bout de la vie terrestre, mais tout est serein dans ce tableau qui invite à s’absenter du monde pour regarder seulement l’invisible.

 Consolatrice ou railleuse cruelle ?

le tableau que j’aime entre tous est une scène que la disproportion des proportions entre une immense femme et un vieil homme rapproche des scènes de rêve ou de cauchemar.

La femme s’incline vers un homme désespéré. Elle est si grande qu’elle ne tient pas dans le tableau et doit se pencher pour ne pas sortir du cadre de la composition. Son ample robe serrée sous ses seins accentue encore sa stature. Est-elle une consolatrice ou bien la femme de Job qui invite son mari à blasphémer ? Au musée, le titre tranche. Il s’agit de Job raillé par sa femme ; on voit d’ailleurs sur le sol le tesson avec lequel Job maigre et presque nu gratte ses ulcères.

Le Prisonnier-Job raillé par sa femme. Epinal (date inconnue)

A Epinal, le tableau s’est appelé Le prisonnier et c’est sous ce titre que René Char a évoqué pendant la guerre l’ange rouge à la robe gonflée comme allégorie de la poésie.

Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours.  (…) la robe gonflée remplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.

Reconnaissance à Georges de la Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’être humain. (Feuillets d’Hypnos, vers 1944 : 76-77)

Pascal Quignard, lui, hésite entre la menaçante femme de Job et la figure monumentale de la Philosophie, qui porta secours à Boèce emprisonné (1991, p. 58). Pendant le règne de Théodoric, vers 524, le philosophe Boèce, traducteur d’Aristote et de Platon, maître des offices du Sénat, avait été accusé de fomenter une alliance avec Byzance. L’empereur l’avait fait jeter en prison et torturer. Alors qu’il était écrasé par le malheur et qu’il attendait la mort dans son cachot, la Philosophie lui était apparue pour le réconforter. Elle avait une stature majestueuse, se penchait vers lui. Recroquevillé sur son tabouret, il  leva les yeux vers elle et raffermi par la puissance de sa sagesse qui brillait d’une beauté supérieure, il écrivit La Consolation, un des textes majeurs du Moyen Age.

C’est étrange le pouvoir qu’un tableau a sur nous. La Tour en grand imagier a trouvé la forme qui s’est imprimée dans ma mémoire : l’homme abandonné, en proie à la peur et à l’angoisse ; la poésie ou la philosophie qui portent secours et triomphent des ténèbres.

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Les conditions de visites sont médiocres. Les 8 pièces de Jacquemard-André sont trop petites pour la foule des visiteurs agglutinés devant les toiles. Elles n’offrent pas de recul pour les plus grandes œuvres …Pourtant nous sommes là.. Si on voulait chipoter on se demanderait pourquoi le Louvre n’a pas prêté le Tricheur, ou l’Adoration des Bergers… Mais pour rien au monde nous ne laisserions passer cette occasion de voir 23 tableaux du plus rare des peintres.

Les toiles de contemporains permettent peut-être aux amateurs de faire le point sur la part de l’influence italienne (une Madeleine pâmée de Finson, un saint Pierre du Pensionnaire de Saraceni…) et de l’influence du Nord (de magnifiques gravures de Callot et de Bellange,) dans le miracle que représentent pour le spectateur non spécialiste la simplicité méditative du maître du clair-obscur.

CHAR René, Feuillet d’Hypnos, Paris Gallimard.1946.
VANPETEGHEM E. (éd. et trad.), BOÈCE, La Consolation de Philosophie, Paris, 2008.
MALRAUX André, Les Voies du silence Paris, Gallimard, 1951.
QUIGNARD Pascal, La Nuit et le Silence : Georges de la Tour, Flohic, 1991.