A la recherche des maisons rouges

Cette année, la brume froide a attendu pour se poser sur Paris, puis la ville a fini par retrouver le ciel gris de l’automne, comme si on avait besoin de ça alors que dure la guerre d’Ukraine, que s’envole l’inflation, que redémarre le Covid… et on pense inévitablement  à Aragon qui se désespérait après Baudelaire de ces gris terribles de l’automne :

« Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s’il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois… » Aurélien (ch 10)

Paris a des couleurs

Est ce par refus des longs mois sans soleil que quelques architectes ont bâti des bâtiments colorés ou par détestation de la sobriété bourgeoise ? Quand on parcourt seulement les avenues d’Haussman, on croit que la ville est entièrement grise, mais tout Parisien sait qu’on y voit davantage de couleurs qu’on l’imaginait. Je suis surtout sensible aux rouges et d’ailleurs je suis persuadée qu’il n’y a pas de meilleur anti-gris. Plein de langues l’affirment. Le rouge est la couleur par excellence en russe : la place Rouge de Moscou  (Krasny = красный, « rouge ») n’est pas une place révolutionnaire, mais une belle place (krassivy « красивый ») car la langue russe rapproche la beauté et la couleur rouge dont la plénitude réjouit tout un chacun.

Ce n’est pas si loin de l’espagnol qui utilise la même racine pour rouge et coloré, colorado. Le savant Michel Pastoureau explique la prépondérance du rouge par le fait que ce sont les pigments de la terre ocre-rouge que l’homme a su maîtriser en premier avec le noir du charbon de bois. Le rouge se retrouve dès la préhistoire, dans l’art paléolithique.

Pour lutter contre l’hiver, j’ai décidé de chercher les immeubles rouges dans les rues de Paris-la-grise.

Les briques tendres du début du 17e siècle

Les places royales sont plutôt roses. Ainsi la place des Vosges voulue par Henri IV avec ses façades de briques encadrées de pierres blanches.

Un des bâtiments de la place des Vosges depuis la rue de Birague

Un peu moins connu, l’hôpital Saint-Louis (1610) conçu par Claude Chastillon, l’architecte de la place des Vosges, avec sa cour carrée, entourée par des bâtiments de brique et de calcaire.

Hôpital Saint-Louis. Le même décor de briques et de pierres, signature du premier tiers du 17e siècle

Les habitations à loyer modéré (HBM) : la brique, la brique !

La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle sont de grands moments où les architectes ont travaillé avec la brique. Je commence par Hector Guimard. Agé de 27 ans, encore inconnu, il construit le Castel Béranger au 14, rue La Fontaine, entre 1895 et 1898. Ce fut le début de l’Art Nouveau dont les caractéristiques premières sonl mélange de matériaux briques, pierre, meulière, grès flammés, fer forgé et les courbes florales.

Castel Béranger, Guimard. 14 rue Jean-de-La-Fontaine, 16e. La cour intérieure

L’immeuble est aussi la première réalisation à loyer modéré et il est remarquable que l’architecte s’y installe (combien d’architectes vivent aujourd’hui dans les HLM qu’ils dessinent ?).

C’est surtout dans les années 1920 à 1939 qu’on édifie des immeubles habitables par des couches populaires, (aujourd’hui vendus à prix d’or) qui faisaient une ceinture rose, beige, brune près des boulevards des Maréchaux. 40 000 logements furent construits et 120 000 personnes ont pu quitter leurs masures des fortifs et des banlieues proches. On trouve aussi ces HBM dans quelques espaces disponibles du centre-ville.

La brique s’est imposée parce que c’était un matériau économique, mais les architectes retrouvaient leur liberté dans les détails : ils ont donné un rythme à leurs façades en jouant des contrastes de couleurs:

Square Delormel (14e) : jaune, rouge, jaune
101 boulevard Jourdan (14e)

Ils ont dessiné des encorbellements dignes de palais :

… ajouté escaliers et loggias

115 boulevard Jourdan

La brique n’était pas réservée au petit peuple. Au hasard des promenades voici, en face du cimetière du 14e arrondissement, le 21-23 rue Froidevaux. Georges Grimbert a dessiné cet immeuble en 1929.

21-23 rue Froidevaux

Ce bâtiment possède de larges baies vitrées, sur trois étages, qui éclairaient des ateliers occupés par des artistes dans l’entre-deux-guerres. Autour des fenêtres la brique laisse place à des mosaïques.

L’Institut d’Art et d’archéologie, 3 rue Michelet : du béton et des briques à la mauresque

L’Institut d’Art et d’archéologie est un édifice étonnant construit entre 1925 et 1928 afin d’abriter l’immense bibliothèque d’histoire de l’art du couturier Jacques Doucet, ainsi que des salles de cours pour les étudiants en art et histoire de l’art de l’Université de Paris. Jacques Doucet, a su engager pour sa bibliothèque Breton puis Aragon avec qui la collaboration durera jusqu’à l’entrée d’Aragon au parti communiste.

Aujourd’hui, le jardin de l’Observatoire est tout nu et ne cache rien de la large façade de style « mauresque » de Paul Bigot. Je ne sais de cet architecte normand que ce qu’en dit Wikipédia, un érudit qui a réalisé un grand plan de Rome au 4e siècle et qui s’est spécialisé dans les monuments funéraires. Mais qui sait quels rêves habitent un architecte, le soulèvent au-delà du destin d’un concepteur de monuments aux morts et fait qu’on regarde encore son énorme palais de briques sombres ? Bien sûr, il y a les briques romaines qui ont bâti la Rome de l’Empire, mais d’où lui viennent les flammèches du haut du mur qui font penser, dit-on, à l’architecture musulmane sub-saharienne ?

Institut d’Art et d’Archéologie. Rue Michelet
Institut d’Art et d’archéologie. Entrée rue Michelet

Aujourd’hui, je cherche les immeubles dont le rouge est plus agressif.

Il y a belle lurette que l’immeuble déguisé en pagode par  M. Loo en 1926 ne fait plus scandale. Ses couleurs d’un rouge sombre chaleureux illuminent la rue au grand plaisir des passants.

La Pagode de Monsieur Loo rue de Courcelles

Je saute presque un siècle pour arriver à l’immeuble Garance du ministère de l’Intérieur au 18-20 rue des Pyrénées. Son côté rouge brillant est un peu estompé par les nuances des lattes, amarante, Bordeaux, framboise, et bien sûr le rouge garance qui lui donne son nom. Que penser cependant du matériau pauvre, et du dessin moitié jeu de cubes, moitié paquebot prêt à quitter le rivage, en l’occurrence le garage de la RATP qui précédait les bureaux du ministère et qui est dissimulé au sous-sol. On ne sait pas comment le bâtiment va vieillir.

20 rue des Pyrénées. Le Garance

Rue Antoine Bourdelle, les murs stridents d’une école de commerce vont du rouge  au jaune poussin.

Ecole de commerce de la rue Bourdelle 14e
Ecole de commerce (IStec) Paris 15e

Dans le 15e, près de la statue de la Liberté, on ne peut manquer l’hôtel Novotel Paris Tour Eiffel construit en 1976 (ex-Hôtel Nikko) et sa célèbre façade en damier :

Hôtel Novotel. Paris 1976

Voici l’inévitable immeuble du 31-33 rue de la Glacière. Rouge coquelicot, sans le moindre encadrement qui pourrait atténuer un peu ce rouge terrible.

31-33 rue de la Glacière

Je termine par un souvenir. Entre 2004 et 2018, un musée imaginé par Antoine de Galbert a présenté de grandes collections privées d’Art contemporain boulevard de la Bastille. Sa « Maison rouge » a définitivement fermé ses portes le 28 octobre 2018. Bien sûr, on n’aimait pas tout, mais c’était passionnant de découvrir les coups de cœur de vrais collectionneurs qui suivaient des artistes parce qu’ils aimaient leur travail et non pour faire de bonnes affaires.

La Maison Rouge, c’était mieux avant (photo Cristina Appel)

https://www.catherinedormoy.com/fr/home/projets/14-logements-sociaux-1238.html

Michel Pastoureau, 2016, Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil.

Wikipédia, Paul Bigot,

https://passagedutemps.com/tag/pagode-du-48-rue-de-courcelles/

Au nord de Paris : le quartier de l’hôpital Saint-Louis et du canal Saint-Martin

A Paris je flâne à travers les époques. Je parcours des siècles en traversant le quartier de l’hôpital Saint-Louis, passant de l’architecture classique de l’hôpital, aux bâtiments industriels du 19ème siècle, au Paris branché des bords du canal Saint-Martin.

Nous arrivons à l’hôpital par la rue Bichat, rue anodine du Paris bobo avec ses bars décontractés et ses terrasses pleine de monde jusqu’au 13 novembre 2015 où Abdelhamid Abaaoud et Brahim Abdeslam ont attaqué à la kalachnikov les clients du café Le Carillon, tenu par un patron d’origine Kabyle, et du restaurant Le Petit Cambodge. Toutes les nationalités se côtoyaient dans ces lieux accueillants et c’est d’abord ce brassage de populations que haïssaient les terroristes. Les commerces ont rouverts. Mais on ne revient pas en arrière et les clients peuvent lire les plaques apposées en souvenir des victimes. Que penseraient-elles, ces victimes si elles voyaient à deux pas l’armurerie de la gare de l’Est qui ces jours-ci propose une mitrailleuse en vitrine?

armurerie-gare-de-lest-2

Une kalachnikov en solde. Armurerie de la gare de l’Est

Cette kalachnikov en solde… Je ne savais pas que les armes de guerre étaient des produits anodins soumis au même rythme commercial que les robes.

L’HOPITAL SAINT-LOUIS

Juste après le croisement de la rue Allibert commence le mur d’enceinte de l’hôpital Saint-Louis. Le roi Henri IV, roi bâtisseur, puisqu’on lui doit la place des Vosges (à l’époque, place Royale), ordonna, par l’édit du 16 mai 1607,  la création de ce lieu situé à l’extérieur de la capitale pour  y accueillir et y enfermer les malades contagieux en cas d’épidémies. Saint-Louis est actuellement un des grands hôpitaux de Paris, spécialisé dans les maladies dermatologiques. Mais sa partie ancienne subsiste encore, miraculeusement intacte.

Les malades étaient isolés de l’extérieur par des corps de bâtiments en équerre où logeait le personnel. On voit toujours ces murs de briques encadrés de blanc, qui rappellent la place des Vosges par le plan et par l’unité. Cet ensemble un peu sévère, dépourvu de l’ostentation qui gâte pour moi bien des monuments parisiens, a de plus le charme des lieux délaissés.

hopital-saint-louis-brume-2-3

Cour de l’Hôpital Saint-Louis

Deux personnes sont venues partager un café au soleil. Elles sont tranquilles sur leur banc. Je remarque leurs portables qui sont comme des emblèmes hyperréalistes venant déplacer un peu l’image classique d’un bâtiment Louis XIII (fenêtres à barreaux,  murs de pierres et de briques,  jardin d’hiver aux ombres douces).

hopital-saint-louis-la-pause-2

Hôpital Saint-Louis. La pause

CANAL SAINT MARTIN

Plus de deux siècles séparent l’hôpital et le canal Saint-Martin, auquel mène la suite de la rue de Bichat qui aboutit à la passerelle en arc du même nom.

quai-de-jemmapes

Le canal depuis la passerelle Bichat

Canal Saint-Martin2.JPGLe canal Saint-Martin relie le bassin de la Villette à la Seine. Il court sur  4,55 km (dont 2 km de souterrains ce qui rend agréables et un peu mystérieuses les croisières qu’on y organise. En hiver, il fait trop froid pour se lancer, mais l’été, la fraîcheur est délicieuse). Sa création a été décidée pendant la période thermidorienne, mais retardée par la crise financière que connaît la France en guerre. Finalement, ce sont des capitaux privés qui permettront d’achever sa construction en 1825. En 1860, Haussmann voudrait s’en débarrasser pour favoriser la circulation terrestre. Il fait couvrir ce qui deviendra le boulevard Richard Lenoir. Plus tard, on prolongera ce recouvrement pour créer le boulevard Jules Ferry, tout en abaissant le niveau afin de permettre la navigation sous les voutes.

Tantôt les ponts dominent le canal ; tantôt ce sont des ponts mobiles dont les deux moitiés s’écartent pour laisser passer l’eau des écluses.

quai-de-jemmapes-enfants-sur-la-passerelle

Ecoliers sur la passerelle

Les ateliers et les usines ont presque disparu de Paris. Un commercial croisé sur le trottoir nous dit que l’entreprise de papeterie Exacompta est la dernière manufacture qui subsiste. La famille qui la dirige a su conserver son capital et opérer les regroupements qui permettent de tenir. J’écris encore sur des cahiers Clairefontaine et j’achète leurs agendas Quo Vadis.

exacompta

L’entreprise Exacompte. Quai de Jemmapes

Il n’y a plus d’avenir pour le monde ouvrier dans ces quartiers. Les petites boutiques de l’enseigne Antoine & Lili ont été repeintes en vert anis, jaune moutarde, vieux rose, des couleurs pimpantes et « tendances » qui s’adressent à une clientèle de jeunes cadres dynamiques. De fait, on y trouve des vêtements et de la déco qui conviennent aux chineurs du canal. Cette population coexiste avec les habitants des logements sociaux et les migrants qui viennent échouer de temps à autre sur les bords du canal.

antoine-et-lili-95-quai-de-valmy

L’HOTEL DU NORD ET LE COMPTOIR GENERAL 80 QUAI DE JEMMAPES

Au 102 du quai de Jemmapes, se trouve  l’Hôtel du Nord, rendu célèbre par le film de Marcel Carné tourné en 1938. C’est un faux hôtel du Nord, car celui du film est une reconstitution en studio. Où est le mensonge ?  Dès qu’on entre, l’hôtel du quai ne ressemble à rien, avec sa grande salle qui peut accueillir des cars de touristes. On visite cet hôtel pour avoir l’illusion d’entrer dans le monde du film, et on ne reconnaît rien. Oui, un fragment d’un réel transformé par la fiction devrait ressembler au décor du film aimé, au « vrai » hôtel du Nord. Celui de nos souvenirs.

Un cercle d’initiés de moins en moins restreint fréquente le Comptoir Général, dissimulé au fond d’une allée où pousse l’aubépine. Ce vaste café a d’abord été une sorte d’étable ou d’écurie, puis il a été racheté et est devenu un centre d’aide au travail, avant de finir en café branché qui a conservé quelques activités culturelles militantes. Les soirs de weekends ce n’est pas la peine d’essayer d’y venir, mais en semaine, son calme contraste avec le bruit des cafés alignés le long du quai de Jemmapes.

La décoration rappelle un style colonial de bric et de broc avec des tables et des bureaux d’écolier récupérés dans des brocantes, des canapés dépareillés, de vieilles cartes de géographie, des masques africains évoquant le monde colonial, le tout réinterprété en multiculturel tranquille. Le café donne sur un jardin tropical protégé par une  verrière. Des plantes poussent aussi à l’intérieur. Cet espace démesuré permet de se parler à voix basse en s’isolant des autres.

A la sortie, nous rencontrons des fresquistes.

– Mais qu’est-ce que vous écrivez ?

­–Fraternité.

– Ah ! Le R n’est pas en bout de ligne  mais au début de la ligne suivante, alors on n’arrivait pas à lire parce qu’on a l’habitude de couper le mot autrement.

fraternite-quai-de-jemmapes

Nous les quittons et déjà je regrette de n’avoir pas parlé davantage avec eux. Qui sont-ils ? Ont-ils décidé seuls de  répondre ainsi aux menaces qui flottent dans l’air de Paris en cette année 1917, ou bien quelqu’un leur a t-il demandé de décorer le mur ?

http://www.evous.fr/L-histoire-de-l-hopital-Saint-Louis,1162775.html#CLSrQm2G5mXhHTcb.99

Je viens de tomber sur le billet incontournable d’A. Rustenholtz consacré au canal Saint-Martin (Un canal à gueule d’atmosphère)à l’adresse : http://rustenholz1.rssing.com/browser.php?indx=6595869&item=65