A Porto-Vecchio

Nous voici à nouveau dans la splendeur du golfe de Porto-Vecchio. Au soleil levant, le bonheur est de nager dans une mer chaude en remontant le courant pendant une heure, de passer sous une falaise de granite rose avant de faire demi-tour et de se laisser porter par le flot qui a cet endroit à la puissance d’un fleuve. Nager, c’est se vider l’esprit. De temps en temps, je chantonne une chanson russe que je n’arrive pas à mémoriser. Je dois la chanter sans sauter de mots, sous peine d’oublier la suite. « Plaine, plaine russe. Brille la lune ou tombe la neige… ». Aucun rapport avec la chaleur qui monte, ou avec le paysage marin et le ciel incroyablement bleu, mais le chant rythme la nage et élimine toute pensée parasite !

Malheureusement, s’élève en même temps le bruit des scooters de mer qui signale leur présence avant même que je les aperçoive sur la rive d’en face, une, deux, trois, quatre. Comment peut-on tolérer un loisir aussi bruyant ? Pourquoi une poignée d’amateurs de vitesse a-t-elle le droit d’abîmer la paix de centaines de baigneurs matinaux ?

Retour à la plage de Benedettu où la troupe des adeptes de l’aquagym est en train d’arriver. Il est temps de repartir. L’homme au chien s’est installé à l’ombre des pins. J’entends tous les jours des bribes d’opéra baroque quand je passe près de son siège. Nous nous saluons et nous nous quittons comme tous les jours, soucieux de ne pas empiéter sur la tranquillité de l’autre.

Benedettu. Le belvédère de l’homme au chien

De l’autre côté de la route, le marais, chaque année moins étendu. Est-ce dû à la sécheresse ou à l’avidité des propriétaires de restaurants, soucieux d’agrandir leurs parkings ?

Benedettu. Le marais

La Citoyenneté au 21e siècle

A l’Assemblée Nationale, les députés s’étripent et des amis qui ont voté Nupes m’écrivent qu’ils se réjouissent de retrouver une assemblée vivante. L’Assemblée a été pendant quelques jours un champ de bataille où les porteurs de Tshirts ont défié les porteurs de costumes, où un Républicain a demandé l’interdiction des tenues négligées, ce qui a aussitôt entraîné une demande d’interdiction des costumes hors de prix des bourgeois arrogants supposés insulter les citoyens payés au smic. Les députés qui s’habillent comme le peuple prétendent être les seuls à parler en son nom. Les vêtements de la révolte sont une vieille tradition depuis les Sans-Culottes jusqu’aux Gilets jaunes et la presse fait monter la mayonnaise en évoquant complaisamment ces combats qui n’ont aucune incidence sur les décisions à prendre et sont plus faciles à chroniquer que les arguments pour bloquer ou compenser le prix du fuel ou pour comparer les effets attendus de la hausse du Smic ou de l’octroi de primes.

Pendant ce temps, nous sommes allés à la réunion informelle proposée par le maire de Porto-Vecchio en réponse aux demandes d’habitants de Benciugnu. La Trinité qui était un hameau agricole est devenue un quartier de Porto Vecchio sans que la montée vers les habitations de la crête ait été élargie.  Dans la route étroite et sinueuse, il n’y a pas de trottoirs. Les automobilistes ont du mal à se croiser. Par endroits, les piétons doivent sauter dans le fossé si une voiture arrive rapidement, et c’est miracle qu’il n’y ait pas davantage d’accidents. Et puis, il n’y a pas de places de parking.

– On est des gens modérés, dit le leader des protestataires, mais cela fait bien vingt ans qu’on demande l’élargissement de la route. On s’est dit « on ne va quand même pas être obligés de bloquer la Nationale pour qu’on nous entende. »

– Vous avez bien fait, dit le maire. Je suis venu pour entendre ; il vaut mieux se parler entre gens de bonne volonté que tout bloquer. Nous allons faire un projet d’aménagement progressif. Mais il va falloir un peu de patience. On ne peut pas tout régler comme ça d’un coup de baguette magique. Les dossiers ne sont pas finalisés. Les expropriations, ça prend du temps et il n’y a pas de crédits.

Monsieur le Maire. Je suis assez vieux pour savoir que les crédits ont été votés, et même trois fois. Il faudra quand même nous expliquer où ils ont disparu.

– Allez demander à nos prédécesseurs ! On ne peut pas nous faire porter des responsabilités qui ne sont pas les nôtres.

– Et puis, il y a des gens qui font encore du bruit à trois heures du matin, pendant que d’autres se lèvent à cinq heures.

Que voulez-vous ? Les touristes, nous en vivons tous. On peut mettre un panneau si vous voulez…

Les gens d’en-bas s’énervent contre les poubelles.

Les conteneurs ont été installés juste à côté de la chapelle Sainte-Lucie. Franchement, c’est pas beau ce tournant avec les bacs qui débordent ! Et quand même, une chapelle, c’est un lieu de culte.

Je vous rappelle que les conteneurs ont été déplacés à votre demande, madame.

– Ils étaient trop près de ma maison et quand le vent soufflait, les papiers venaient dans mon jardin, sans oublier les moteurs des voitures, le bruit des bouteilles qu’on jetait au milieu de la nuit…

Votre voisin nous disait la même chose… La chapelle et sa petite placette sont un compromis, parce que Dieu ne proteste pas.

La réunion s’achève. La secrétaire s’arrête pour répondre aux dernières récriminations.

Il faudrait ramasser plus souvent !

– Ah ! ça ce n’est pas nous. C’est du ressort de l’inter-collectivité.

Alors à quoi bon débattre, si les décisions se prennent ailleurs ? Et c’est aussi à l’inter-collectivité qu’il faut dire de nettoyer un peu plus soigneusement ce qui reste sur place ?

Non ça c’est le travail de la mairie. On a mis deux personnes, mais nous n’avons pas de solution miracle. Les gens sont sales. A peine, l’emplacement nettoyé, on vient déposer en douce, qui un matelas, qui sa cuisinière, vous le savez mieux que moi.

Je trouve quand même que ces deux instances sont un bon exemple des absurdités administratives françaises. Pour ne pas se heurter aux citoyens qui refusaient de voir leurs communes disparaître quelle que soit leur taille, tout en rationalisant un peu la gestion des ressources, on a ajouté l’échelon inter-communal à l’échelon communal. Mais il semble que le découpage des compétences soit délicat : pourquoi n’a-t-on pas transféré l’ensemble du problème des déchets au groupement de communes ? Un seul service aurait permis une coordination du travail… et je suis persuadée que ce doublon entraîne aussi une multiplication des fonctionnaires.

Décidément, on s’amuse autant à l’échelon local qu’à l’Assemblée Nationale !

Les caselle de Bonifacio

Il a arrêté la voiture devant une brèche qui donne sur le maquis. Un étroit sentier s’allongeait au milieu des chênes verts, des genévriers, des ronces, des lentisques, des salsepareilles.…  Après deux-cents mètres, nous avons vu les caselle surgir dans une clairière ensoleillée, débarrassée de toute végétation.

Les cabanons de pierres sèches édifiés sans mortier se rencontrent là où des roches calcaires sont faciles à débiter en plaques.. Ce sont les bories de Provence, les trulli  des Pouilles. On en voit aussi là où il y a des carrières éloignées des villages comme les abris de carriers à Fontainebleau (passagedutemps.com/2021/10/16/dans-les-archives-de-pierres-de-la-foret-les-carriers-de-fontainebleau/). Les ressemblances de style sont dues au matériau et non à une influence historique. La superposition des pierres à sec est une technique simple, mais qui demande un admirable sens de l’assemblage.

Comme leurs pareils, les barracuns de Bonifacio ont l’air de venir de temps immémoriaux. En fait, ils remontent pour les plus anciens au 17eme siècle au moment où l’accroissement de la population a contraint les habitants à développer l’agriculture. Les hectares du plateau calcaire de Bonifacio, tellement sec, étaient incultivables, mais dans les vallons où coulaient des sources, les paysans ont créé de minuscules jardins en ôtant les pierres. Avec ces pierres, ils ont bâti toutes sortes d’édifices :

Ils ont construit des murs hauts de plusieurs mètres (les tramizzi)  pour délimiter les champs, peut-être pour les protéger des animaux, mais surtout pour atténuer le vent fou qui souffle ici 190 jours par an, parfois à plus de 150 kilomètres par heure. L’épaisseur de ces murs atteint couramment un demi-mètre. Ils sont parfois pourvus de marches d’escaliers enfoncées entre deux rangées de pierres qui permettent d’atteindre le faîte sans faire de détours

Bonifacio. Un escalier dans un haut mur de pierres sèches (tramizu)

Les rivillin autour des oliviers conservaient l’humidité autour des arbres et fixaient la terre en cas d’orages ;

Unn rivilin pour maintenir l’humidité et garder la terre

De nos jours, les cultures se meurent. Des lianes étouffent peu à peu les oliviers qui ne sont plus taillés et qui font du bois mort. Non entretenus, les rivilins se désagrègent.

Jeux d’ombres et de lumières sur le rivilin entourant un olivier perdu dans le maquis

Les paysans ont édifié des baracuns  qui servaient d’abris de jardin. On pouvait y entreposer des outils, faire un feu. Ils ont d’habitude une forme ronde, ce qui permet de fabriquer des toits coniques en faisant déborder les pierres jusqu’à ce qu’elles se rejoignent.

Les barracuns étaient de simples abris de jardins, mais dans la clairière où nous sommes, les constructions ont un étage et sont reliées entre elles par des couloirs, ce qui laisse penser qu’elles ont été habitées. Pour les préserver – car le lieu n’est pas protégé pour le moment – je n’indique pas le chemin de ces caselli perdues dans le maquis et ignorées des passants.

Maison d’un étage avec une petite fenêtre

Un escalier intérieur permet de monter sur le toit, ce qui paraît une fonction inutile à la profane que je suis, à moins qu’il ne s’agisse de profiter du frais quand l’air était trop chaud et qu’il y avait un peu de brise.

Bonifacio. Escalier intérieur d’une des caselli
Toit d’une des caselle

Au fond de la propriété un abri a été ménagé dans un mur. S’agit-il d’un endroit ombragé pour converser tranquillement, d’un ancien oratoire ?

L’implacable avancée du tourisme a condamné l’agriculture traditionnelle et les baracuns. Pourquoi faire des kilomètres dans la chaleur pour cultiver un lopin de terre, quand vendre du prêt-à-porter, des « souvenirs » fabriqués en Chine, des colliers de corail ou louer des villas rapporte dix fois plus et vous libère du travail manuel ?

Mais puisque que le propriétaire a trouvé utile de faire resurgir ses caselle du néant, on peut penser que la Corse aura à cœur de préserver ce patrimoine.

Féraud G. et GauthierA., 2011, Les Pierres du patrimoine bâti (Corse du Sud) : le terroir calcaire du Piale et son écrin granitique. Rapport final BRGM , RP-59112-FR http://infoterre.brgm.fr/rapports/RP-59112-FR.pdf

Christophe Moufflarge me signale l’exposition Trà mare è monti architettura è patrimoniu à Corte (jusqu’au 22 septembre 2022) qui présente une maquette permettant de voir combien le site est imposant.

(à titre de comparaison : https://carrieresetcarriersdegresdumassifdefontainebleau.wordpress.com)

L’église romane de Carbini

Il y a d’abord ce paysage : un plateau près de l’église San Giovanni Battista datée du 12e siècle, un village minuscule entouré à 360 degrés par des montagnes noyées dans un brouillard bleuté et des pentes couvertes d’une végétation de chênes verts. Une belle photo de l’Inventaire de Carbini fait sentir la puissance inquiétante de la végétation et l’isolement du village (http://corse-carbini.fr/inventaire/index.html)

Carbini. L’Alta Rocca

L’église romane

Carbini a été sauvée grâce à Mérimée, alors inspecteur général des monuments historiques, qui visite les lieux en 1839 et s’émerveille devant l’église, édifice « … le plus ancien, le seul ancien qui subsiste en Corse ». Il en rapproche l’architecture des exemples pisans et demande une allocation pour une restauration qu’on ne peut laisser à la charge d’une paroisse misérable. Lors de la visite de Mérimée subsistait seulement le premier étage du campanile, séparé de l’église, avec sa fenêtre divisée par une colonne. Mais on pouvait deviner sa forme élancée remarquable. Viollet le Duc le reconstruira en le coiffant d’un toit pyramidal.

Campanile de l’église Saint-Jean-Baptiste

Dorothy Carrington, qui s’appuie sur les travaux de Geneviève Moracchini-Mazel, consacre un chapitre saisissant de son livre La Corse à Carbini. Je complète ses informations par les renseignements glanés de la bouche d’Alain Mondoloni que nous rencontrons devant l’église en train d’expliquer le monument à deux belles jeunes filles pressées de retrouver leurs copains. Nous les avons remplacées volontiers. A. Mondoloni, dentiste à la retraite, sacristain de l’église et auteur de la partie historique du site de Carbini, n’était pas mécontent de recommencer la visite pour un nouvel auditoire. Nous sommes repartis ravis de la rencontre avec cet homme éloquent et passionné.

Tout près de l’église Saint-Jean, on observe les traces de l’église de San Quilico, aujourd’hui ruinée.

Eglise de Carbini. Au premier plan, les vestiges de San Quilico

L’église est d’un beau style roman. Elle a la couleur de granit du pays, mais une croix grecque aux branches creuses, placée sous le fronton, trahit son origine : c’est la signature des Pisans.

L’harmonie vient des proportions, mais il y a aussi des éléments de décor. Avec Alain Mondoloni, nous apprenons à voir les creux sphériques, prêts à recevoir des décors de céramique que les maçons préfabriquaient en quelque sorte puisqu’ils s’encastrent à la jointure de quatre pierres. Autour de la croix grecque, ils sont trois (comme la Trinité bien sûr). Tout autour de l’église le symbolisme des chiffres se poursuit de façade en façade… Nombre 4 de la terre comme les 4 saisons, nombre 7 des jours de la Création, nombre douze des apôtres.

Il faut regarder longuement pour voir apparaître sous les modillons les formes rudimentaires, grossièrement taillées et altérées par les ans, qui évoquent des animaux symboliques,, des signes géométriques.

Trop maladroit pour sculpter un visage dans le granite,  le sculpteur a inscrit sur un modillon deux trous pour les yeux, un pli pour le nez. Il n’a même pas essayé de figurer une bouche. Sans expression, désindividualisée, la pauvre face à peine arrachée à la pierre dure joue cependant sa fonction de signe humain…

Plus loin, on devine une silhouette d’oiseau, le Saint Esprit, placé au-dessus du serpent, qui ne peut être que le serpent de l’Apocalypse.

La Colombe du Saint-Esprit et le signe du Serpent

Traces modestes, d’autant plus émouvantes qu’elles témoignent d’une lecture de l’Apocaypse de Saint Jean, dit Alain Mondoloni. « Regardez, regardez ! Il n’y a pas de hasard : ce plateau à la croisée des chemins de montagne et de la route qui montait de Porto Vecchio, les hommes préhistoriques l’ont fréquenté, et vous pouvez être sûrs qu’ils considéraient déjà le lieu comme sacré. Les Romains ont sûrement construit un temple et Geneviève Morachini-Mazel lorsqu’elle a fouillé l’édifice de San Quilico » a trouvé des stèles en marbre et des pièces de monnaie de l’époque romaine. Le besoin d’élévation spirituelle est bien plus ancien que notre pauvre mémoire historique.

Les Giovannali

Ce qui rend Carbini inoubliable, c’est aussi l’histoire des Giovannali dissidence franciscaine du 14e et du 15e siècle, (les Corses écrivent Ghjuvannali), de leur brève implantation, en particulier à Carbini, et de leur martyre.

L’histoire n’est jamais totalement objective, même si elle a rapport à la vérité. Elle vit de cette tension entre la subjectivité du chercheur, et le sérieux de son travail de documentation. Elle s’enracine dans les préoccupations du présent. Par exemple, la constitution d’une mémoire nationale accompagne la constitution de la France au 19e siècle chez Michelet, ou de nos jours les revendications féministes suscitent les thématiques de la jeune histoire des femmes. En Corse, les Giovannalli, fidèles à l’idéal franciscain et hostiles aux seigneurs cupides et cruels qui régnaient alors, deviennent des modèles de l’esprit d’insurrection corse. Leur mémoire resurgit avec chaque épisode de révolte : soulèvement paysan de Sambocuccio, remise en cause de la prééminence de la noblesse de Pascal Paoli. De nos jours, elle accompagne la dénonciation du caractère « oppressif » de la tutelle française et a inspiré un chant du groupe Canta u populu corsu : les Corses font de l’histoire pour changer la société.

Mes notes s’appuient sur Dorothy Carrington, Geneviève Moracchini et Alain Mondoloni : la secte a été introduite en 1310, par un certain Ristoro, avec l’autorisation de deux membres du Tiers-Ordre de Marseille. (On parlait de Tiers-Ordre pour des confréries ouvertes à tous ceux, homme et femme, marié ou non, qu’attiraient l’idéal de Saint François). Les Franciscains étaient bien implantés dans l’île. Ils possédaient huit monastères et Carbini était un choix judicieux, suffisamment éloigné de l’évêché d’Aleria pour que la confrérie échappe à la surveillance de l’évêque. Les Ghjuvannali affirmaient qu’on ne devait rien avoir à soi. Ils affirmaient que hommes et femmes étaient égaux. Ils s’imposaient des pénitences, prônaient jeûne, humilité, simplicité, pauvreté, ascétisme, non-violence et abstinence, renonçant au sacrement du mariage et ils étaient hostiles à la hiérarchie de l’Eglise catholique et aux fastes de la curie romaine.

On sait cependant très peu de choses sur eux et on les perçoit à travers les accusations de leurs ennemis, les inquisiteurs, qui les ont dénoncés comme des hérétiques débauchés. L’abbé Letteron écrit ainsi :

« Ils formèrent à Carbini cette secte dans laquelle les femmes entrèrent aussi bien que les hommes ; leur loi portait que tout serait commun entre eux, les femmes, les enfants, ainsi que tous les biens ; peut-être voulaient-ils faire revivre l’âge d’or du temps de Saturne qu’ont chanté les poètes. Ils s’imposaient certaines pénitences à leur manière ; ils se réunissaient dans les églises la nuit pour faire leurs sacrifices, et là, après certaines pratiques superstitieuses, après quelques vaines cérémonies, ils éteignaient les flambeaux, puis prenant les postures les plus honteuses et les plus dégoûtantes qu’ils pouvaient imaginer, ils se livraient, l’un à l’autre jusqu’à satiété, sans distinction d’hommes ni de femmes. » Abbé Letteron, Histoire de la Corse – Tome 1, Bastia 1888 – p. 220.

Cependant, l’historien romantique Alexandre Grassi explique l’émergence de la secte par les conditions atroces qu’imposent aux serfs les seigneurs du 14e siècle. Je le cite volontiers bien qu’A. Mondoloni trouve extravagante sa thèse de l’origine cathare des Giovannali. De fait, le catharisme du Sud-Ouest de la France ne prônait ni la pauvreté ni le refus de la hiérarchie. Cependant, j’aime bien son style, encore imprégné par le premier romantisme :

La sombre physionomie de cette période c’est celle du seigneur, surtout dans la partie de l’île dans laquelle se passe le fait que nous étudions, celle du baron féodal, vautour aux serres puissantes, nichant dans un donjon, surveillant de ses yeux d’oiseau de proie le chemin raviné qui se cache au pied de la montagne et fondant tout à coup sur le voyageur qui passe. Un nom nous est resté comme le type des brigands seigneuriaux de ces années sombres, et c’est un nom qui se grave dans l’esprit, un nom sinistre : Guglielmo Schiumaguadella. Un guadello ou une guadella, vous le savez Messieurs, c’est un ravin, et les ravins étaient les seules routes d’alors. Il faut donc traduire: écumeur de ravins. Cela vaut vingt pages de commentaires. Le seigneur étend donc autour de lui une atmosphère de terreur. Chacun s’incline devant lui bien bas, très bas, mais on s’éloigne, on s’écarte quand il passe. Pour l’éviter, on s’en va vers des chemins de traverse, sans voir, et le dos courbé. Ceci c’est le tourment du jour, peu de chose en comparaison des tourments de la nuit ! L’homme de la glèbe, le serf, a perdu le sommeil. Il va, vient, rode autour de la maison, rentre au foyer qui n’a plus de flamme, s’étend sur le sol humide, sous le toit crevassé qui laisse passer la froideur de la nuit, et ne peut dormir, entouré qu’il est d’animaux immondes, de larves, hideux insectes, horrible génération de la malpropreté et de la misère. Temps cruels ! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête du serf pendant le Moyen-Age ? Ecrasé par les tailles et les dîmes, il se réfugie avec ardeur dans les idées consolantes du bouleversement social. Si l’échelle pouvait revenir du ciel dans les longues nuits de sommeil ! Si le dernier degré devenait le premier ! Alors, qu’un frère de misère vienne le voir dans l’ombre et, parlant bas pour que le seigneur ou le prêtre n’entende, lui raconte mystérieusement que là-bas, bien loin de la tour ou de l’abbaye, la nuit, tandis que les nuages voilent la lune, d’autres désespérés, comme lui, se réunissent et sont libres et puissants par l’intervention des esprits invisibles, le serf alors accourra à son tour. Le dieu du baron ne peut être le sien. Le moine le lui montre toujours armé du châtiment. De désespoir, il perd sa foi. Superstitieux et ignorant, il se donne aux démons, si les démons le tentent dans une heure de sombre douleur. Et, désormais, ce sera un révolté de plus dans la grande armée des révoltés. (https://adecec.net/parutions/les-cathares-corses.html

Certains seigneurs les soutinrent comme Polo et Arrigo d’Attalà, frères illégitimes de Guglielminuccio, seigneur d’Attala. Le courant des Ghjuvannali s’étendit ensuite jusque dans le Deçà des Monts ou Terre de Commune. Les Giovannali ne pouvaient que heurter l’église par leur refus de l’impôt.

En 1352, l’évêque d’Aleria obtient une excommunication du pape Innocent VI, confirmée en 1354. Son successeur, le bénédictin Urbain V, maintient l’excommunication et envoie un légat en Corse. Ce commissaire pontifical, soutenu par les seigneurs locaux, organise une sainte croisade militaire dans la région de Carbini et en Plaine orientale. Au nom de l’Église, de 1363 à 1364  à Carbini, à Ghisoni , au couvent d’Alesani et en d’autres villages on massacre de nombreux Ghjuvannali avec femmes et enfants.

Les derniers ont été brûlés à Ghisoni et depuis on appelle les monts qui dominent la ville Kyrie Eleison et Christe Eleison. Sinistre façon de louer Dieu.

«Les derniers Giovannalli ?, a repris A. Mondoloni, épris d’étymologie. On peut essayer de faire parler les noms. Prenez les Marcellesi. Soit dit en passant, nous sommes parents du côté de ma mère. Et bien, ce nom vient de Marseille ! Marcellesi, les Marseillais, qui ont échappé au massacre, sont toujours parmi nous ! »

Quelques titres

www. carbini.fr

Canta U Populu Corsu a interprété la chanson Ghjuvannali (écrite par Ceccè Lanfranchi) sur son album Rinvivisce.

Carrington Dorothy, éd. 2008, « Hérésies et révolution », La Corse, Arthaud, p. 155-174.

Grassi Alexandre, 1866, « Les Cathares Corses Une conférence d’Alexandre Grassi en 1866 Avec une Biographie d’Alexandre Grassi, et des notes par Antoine-Dominique, http://www.adecec.net/parutions/pdf/grassi.pdf

Moracchini-Mazel, Geneviève, 1967, Les Églises romanes de Corse, Paris Klincksieck.

Cartes-postales des Bruzzi

Ce matin, j’ai regardé fixement le bas des murets pour continuer la chasse aux bulimes tronqués. Le vent qui souffle depuis deux jours a asséché le sol et ils sont tous rentrés dans leur antre souterraine. Avalés par les ténèbres, ils sont à présent remplacés par les fourmis. Mais celles-ci appartiennent à notre monde ordinaire. Tout a repris son cours normal. (voirhttps://passagedutemps.wordpress.com/2021/05/15/printemps-corse/)

Les touristes commencent à revenir, un peu méfiants devant les conditions à remplir : il faut un test PCR de moins de 72 heures pour avoir le droit d’entrer dans l’île. Seuls certains centres pratiquent ces tests et on ne sait plus s’il faut d’abord louer un billet ou d’abord faire un test aux résultats incertains. Pour ceux qui ont pu venir, c’est un moment idéal pour visiter l’île sans la foule habituelle. La réserve naturelle des Bruzzi entre Bonifacio et Sartène si fréquentée l’été paraît vide : il y a moins de 10 automobiles sur le parking.

Alors qu’à Paris il pleut et il fait frais, il fait tellement beau ici que cet article sera simplement fait de cartes postales : je veux montrer simplement des paysages sous un ciel bleu. Simplement, les partager. Le texte n’a qu’à se faire tout petit devant les images.

Nous sommes dans l’extrême sud de l’île, royaume du vent. Ici, le libecciu souffle 150 jours par an, même si ailleurs le ciel est calme. Alors aujourd’hui où la brise agite partout les arbres et les champs, la mer écume, les voiliers restent à l’ancre et seul un bon surfeur a osé quitter le rivage.

Le conservatoire du littoral a tracé un sentier très bien entretenu : la montée commence par la traversée d’un maquis haut. Les ombres mouvantes font des taches. Tout est maquis. La végétation et plus encore le sol avec ses dessins irréguliers en noir et blanc.

Maquis haut. Début du sentier des Bruzzi

Quand on émerge, on retrouve la lumière intense. En contrebas, la mer a la couleur des eaux polynésiennes, bleu céruléen et turquoise.

Sentier des Bruzzi. Du côté de Pianotolli-Caldarello
Vue depuis le sentier des Bruzzi. Du côté de Pianotolli-Caldarello

Voici les dernières villas autorisées. Bientôt, le chemin arrive à un promontoire qui domine la pointe rocheuse inhabitée et les îlots des Bruzzi. Il n’y a personne,que des cris d’oiseaux lointains.

Le vent nous gifle, pénètre les chemises qui claquent, emporte avec lui les quelques propos échangés sur le sentiment de petitesse qu’on éprouve devant ce paysage.

Pointe des Bruzzi

Sur la colline, on serpente entre les mêmes rochers, sculptés par le vent et les embruns.

Chemin des Bruzzi. Défilé entre les rochers
Chemin des Bruszi. Comme des murailles

La végétation s’est raréfiée : des genévriers au tronc courbé par les tempêtes, des épineux, des cistes.

Chemin des Bruzzi . Cistes et épineux

Passée la crête, le chemin redescend vers l’anse d’Arbitru. Au loin, la tour de guet d’Olmeto évoque le passé tragique d’une île en butte aux razzias des Barbaresques, qui vendaient leurs captifs sur les marchés d’esclaves d’Alger et de Tunis, ou les libéraient en échange d’une rançon. Ces attaques fréquentes ont contraint la Corse, trop petite pour assurer sa défense, à chercher une protection auprès des puissances méditerranéennes. Les Génois, maîtres de l’île pendant cinq siècles, ont construit 85 tours sur le littoral au 16ème siècle. Visibles l’une de l’autre, elles permettaient d’envoyer des messages d’alerte tout autour de l’île en moins d’une heure. Au 18ème et 19ème, la grande époque de la guerre de course était déjà passée. Cependant les pirates ont fait des prisonniers jusqu’au 19ème siècle et des confréries de pénitents s’étaient spécialisées dans la négociation avec le dey de Tunis et le bey d’Alger pour le rachat de captifs. En 1779, des ordres rédempteurs ont versé 250000 livres environ pour la délivrance d’une cinquantaine d’entre eux.

Des murs de pierres sèches rappellent qu’il y a longtemps des paysans durs à la tâche ont cultivé le sol, partout où un peu d’eau permettait de faire pousser un petit carré de blé

Chemin des Bruzzi. Au loin la tour d’Olmetto

Quelques chênes ont réussi à vivre en se laissant courber par les rafales.

Chêne travaillé par le vent

Il faut revenir sur ses pas, pour retrouver le chemin qui mène à la pointe des Bruzzi.

Pointe des Bruzzi

Du côté de Caldarello, la plage est plus abritée. Un jeune couple a posé ses serviettes. Elle, en maillot de bains deux pièces, très décolletée, un peu déhanchée, ses longs cheveux sur les épaules ; elle pose pour la photo qui célèbrera la splendeur de ses vingt ans. Nous la laissons publier ses photos sur Facebook et les envoyer à tous et nous partons sur la pointe des pieds comme on aurait fait il y a longtemps, quand on était seuls à regarder nos photos d’amour.

Plage de Chevanu. Les Bruzzi

Bibliographie

Daniel Panzac , « Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin XVIIIe – début XIXe siècle) », Cahiers de la Méditerranée [En ligne] , 65 | 2002 , mis en ligne le 15 octobre 2004, : http://cdlm.revues.org/index47.html
http://cdlm.revues.org/index47.html#tocto2n6

http://www.1962lexode.fr/exode1962/en-savoir-plus/histoire-ancienne/turcs/corses-libres.html

Une rançon de 250 000 livres équivaut à 315 000 euros si on se fie à la valeur reconnue à la monnaie et à 2 millions d’euros si on tient compte du pouvoir d’achat (le panier de la ménagère en 1781) selon le site http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle. La vérité est quelque part entre les deux.

Au Cuscione (Corse-du-Sud)

Le Cuscione ou Coscione est un vieux plateau, étonnamment vallonneux au milieu de tous les sommets tourmentés de l’île. On parcourt difficilement les 12 kilomètres de montée depuis Quenza : la route est de moins en moins carrossable et il vaut mieux posséder un quatre-quatre pour venir sans dommage à bout des nids de poule.

Vers 1500 mètres, on accède à ces vastes étendues couvertes de plantes épineuses et parsemées de blocs de granite.

Plateau du Cuscione
Plateau du Cuscione

Une sorte de maison du parc a été édifiée là. Elle est sans doute peu utilisée, peut-être davantage en hiver pour accueillir des amateurs de ski de fond. Deux gardes s’ennuient un peu et voudraient bien nous raconter ce qu’on verra sur le domaine. Il y en a un qui m’explique la différence entre l’aigle royal que j’ai vu tourner pendant la route et le milan royal à la queue fourchue qu’on rencontre  aussi souvent.

Il nous recommande de prendre le Sentier de l’Eau qui suit un ruisseau avant d’arriver aux pozzines (de pozzi, puits). Il s’agit de sortes de trous d’eau que relient des filets d’eau souterrains qui se creusent à la fonte des neiges. L’eau glisse, invisible, entre les trous, mais on la voit tout à coup sortir de terre en glougloutant entre deux mottes de terre.

ruisseau au Coscione
Ruisseau au Cuscione

Au fur et à mesure que l’été avance les plus petites de ces vasques d’eau sèchent au soleil et des plantes les remplissent avec une hâte merveilleuse puisque tout recommence l’hiver suivant.

Le Cuscione est le royaume des aconits, aussi belles que dangereuses : on en extrait un poison qui paralyse la respiration, affole le rythme cardiaque et conduit souvent à la mort.

Champ d’aconits

Quelques bergers emmènent leurs troupeaux sur ce haut plateau où l’herbe reste verte près des ruisseaux. Des porcs, parfois des vaches y passent l’été en liberté. On y trouve aussi des chevaux, les uns utilisés pour les touristes, d’autres redevenus sauvages dont on ne sait plus à qui ils appartiennent.

Cuscione. Les chevaux sauvages

Aujourd’hui, la beauté ascétique du plateau n’est pas menaçante, mais un cousin de mon mari m’a décrit le Coscione enveloppé de brouillard ou recouvert de neige. Même quand il fait beau, le pays est rude car il n’y a presque pas d’arbres et le soleil tape dur.

Les fromages de Monsieur Ansaloni

Un peu avant le refuge, deux bergeries. On se présente. « On vient pour des fromages. On ne veut pas déranger ». Monsieur Ansaloni, berger et fromager se réjouit au contraire. Avec le Covid toutes les foires ont été annulées. 300 kilos de fromage sont restés en plan. Alors heureusement que les touristes s’arrêtent ! (Cette année malgré les quelques inscriptions dénonçant les Français qui empoisonnent le peuple corse avec la Covid, j’ai plutôt entendu exprimer un soulagement : « Merci les continentaux qui ne nous ont pas abandonnés »).

La salle à vivre n’a rien de pauvre. Aucun bibelot, mais on y trouve une grande table, une télévision, un canapé sur lequel un garçonnet d’une douzaine d’années est assis.

̶  On a entendu des sonnailles dans le fond du plateau, mais sans rien voir.

̶  Ce sont mes brebis que vous avez entendues. J’en ai 300. Ça ne m’étonne pas que vous n’arriviez pas à les distinguer au milieu des cailloux. Même moi, j’ai du mal. Avant, on mettait quelques chèvres noires pour les repérer… Quand même, je les vois à la jumelle parce qu’elles bougent… Pour les récupérer, je prends la jument que vous avez vue faire la sieste dans la cour.

̶     Nous, notre plaisir, c’est d’aller tout doucement sur le plateau et de rester toute la journée loin de la côte où l’on est un peu entassés.

 ̶     Oui, oui, mais moi, c’est pour le travail. Alors, je peux pas m’asseoir au bord du ruisseau à regarder les aigles et les milans.

̶   Et vous restez là tout le temps ?

̶   Non, je monte pour l’estive. En hiver, c’est plein de neige. D’ailleurs, il y a dix jours, il faisait encore froid. J’ai fait du feu dans la cheminée.

Avant dit le berger, j’étais agriculteur, mais je suis tombé dans le métier.

Il est âgé et le métier est rude. Il faut surveiller les brebis, les traire, faire le fromage. Est-il ici pour l’air et le calme ou parce que l’exploitation en principe tenue par le fils battait de l’aile en raison d’une gestion approximative ? Je me souviens d’un reportage de Corse Matin paru en 2018 sur ce fils Ansaloni. Il avait voulu organiser l’amuntana, une transhumance à l’ancienne depuis Quenza au lieu de recourir au transport par bétaillère. Il avait contacté le ban et l’arrière-ban des cavaliers venus de toute la Corse pour accompagner l’estive, au moins 50 personnes, copains, bergers de Zonza et d’Aullène, curieux, et même un abbé pour bénir le troupeau. De chien, il n’y en avait pas. Les bergers corses n’ont pas besoin de patous dans les hauteurs où l’on ne rencontre ni meute errante de chiens sauvages, ni loups, et dans les collines basses, les bêtes sont parquées. Malgré l’allure majestueuse des cavaliers, la conduite des troupeaux n’était pas leur fort. Aucun ne savait les canaliser : les brebis ont filé dans le parc du château et brouté toutes les roses, puis elles se sont engouffrées dans les jardins dont les grilles étaient restées ouvertes… C’est miracle qu’elles se soient finalement retrouvées sur le chemin pour une montée de 4 heures dans une chaleur torride. Le village a beaucoup ri, mais il n’a plus été question de transhumance à l’ancienne. (https://www.corsematin.com/articles/la-transhumance-a-quenza-une-histoire-de-villages-85063)

 Le jeune garçon assis sur le canapé nous demande de photographier ses poignets : « C’est pour ma mère. Je suis tombé et mon grand-père se débrouille mal avec le portable. »

Il est tombé d’une moto en partant au pèlerinage de Bavella : une truie lui a foncé dessus et l’a déséquilibré.

Je croyais qu’il voulait apitoyer sa mère et j’essayais de photographier un doigt blessé enveloppé dans une poupée, mais je me trompais. Le garçon voulait rassurer sa famille pour rester avec son grand-père sans redescendre pour faire une radio. A présent, je vois que toute sa cuisse a été éraflée.

̶  Un peu d’eau oxygénée, dit le grand-père, ça va suffire pour la jambe. Vous savez, il a toujours envie de monter. Il reprendra peut-être après moi.

Ainsi se poursuit la vie pastorale. Ce n’est plus la vie des ancêtres. Elle suppose des bétaillères, des foires à touristes, une télévision, des camions qui vous approvisionnent, mais la solitude et la beauté sont là.

Quand nous redescendons, nous ne savons plus qui se contente de peu et qui profite des richesses du monde, ce berger des hautes-terres ou nous qui repartons vers la plaine.

Un été en Corse (1) La Terre des Seigneurs, 2018

Même lorsque nous rêvons de grands voyages, l’été nous ramène au dernier moment près de Porto- Vecchio. Nous nous installons avec nos livres, nous descendons à la plage, parfois nous montons vers les forêts.

C’est l’été

L’énorme couronne du chêne rayonne au soleil de 7 heures qui l’inonde de lumière. Il est temps d’ouvrir la porte et de poser sur le seuil la gamelle du chat qui sort de nulle part pour venir manger.

Le matin, je nage au milieu de la baie dans la houle. Une vague gonfle. Juste derrière, un vide se creuse et m’aspire, et déjà la vague suivante se lève pour un nouveau cycle. A cinquante mètres du rivage, je suis lancée sur une balançoire qui me projette vers le haut, puis m’abaisse, avant que la vague suivante ne m’emporte encore plus haut, et que le battement régulier des palmes ne m’aide à glisser sur la pente. Je me laisse remuer dans mon berceau marin. Au bord, le doux mouvement de balancelle se fait plus rude. Sur les rochers gris, une écume blanche asperge la pierre avant de ruisseler, l’eau s’enroule puis se retire. Un immense filet de lumière dessine des mailles d’argent qui se décomposent et se recomposent inlassablement.

Vers 14 heures, on descend parfois partager un café avec ceux d’en bas. « Vous m’aimez bien parce que je suis le plus drôle, mais j’ai surtout de l’expérience, dit l’aîné. Du haut de ma sagesse, je vous invite à ralentir. A quoi ça sert de courir à la mer comme vous faites. Un Corse, ça n’aime pas la mer. Je l’interromps, « La montagne, alors ? Nous revenons de Cucuruzzu. Ça n’était pas encore dégagé dans ta jeunesse, à présent, regarde c’est impressionnant. Regarde mes photos  pour voir de quoi étaient capables les hommes préhistoriques : ils ont trouvé une énorme boule de granit éclatée qui a servi de point d’appui aux pierres de l’enceinte. En plus, c’est un point de vue superbe sur les aiguilles de Bavella­ – « Vous avez l’air de petits cons à courir partout sous un soleil de plomb. Regardez plutôt autour de vous; les murs de pierre de ce champ, c’est mon grand-père qui les a montés. Ça vaut bien vos murs ‶cyclopéens″. En tout cas, ça me suffit ».

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Le soir, c’est lui qui monte le raidillon. Il s’installe sur une chaise de la terrasse. Il dit. « J’aime rester un moment assis en face du golfe. Le mur du voisin cache un peu le paysage et surtout le pin, qui a poussé. Mais quand même, je vois un morceau de mer comme quand j’étais enfant. » Le soleil baisse lentement. Depuis la terrasse, nous regardons le phare qui commence à clignoter. Du golfe immense, on ne voit qu’un triangle bleu pâle où vient s’inscrire le gros ferry qui fait la liaison Porto-Vecchio Marseille. Les tourterelles du voisin roucoulent dans le pré avant de s’envoler pour se poser sur le chêne. Nous laissons le temps passer, comme si rien ne devait jamais arriver.

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Sur la terrasse, la nuit est tombée à présent. Le dîner est fini : on joue à regarder les silhouettes qui apparaissent dans le feuillage des arbres : un rat et un chien fou allongent leurs profils ; un masque dogon grimace. Je ne comprends pas leurs histoires d’arbre, mais je laisse paresseusement sans solution l’énigme de leur présence.

C’est l’été !

Mémoire des parfums

Je cherche partout du parfum d’immortelle. Introuvable. On vend sous ce nom des eaux dont l’odeur s’évapore avant même d’avoir touché la peau. Tant pis, c’est peut-être mieux de plonger son nez dans les fleurs et de sentir cette odeur forte qui rappelle un peu le curry. Dans la coulée du vent en arrivant à Bavella, leur parfum vous saute au visage.

Sur la route de Cala Rossa dans certains tournants, myrtes, lentisques et arbousiers. Si on écrase leurs feuilles sur la paume de la main, on retrouve le rêve d’une nature sauvage.

Il y a aussi le figuier du jardin, ou la brusque odeur des résineux. Tout est simple.

 Bonifacio

« Heureusement que vous m’avez ! Là vous pouvez dire : ‘Y a Marianne, on va devoir ouvrir une bonne bouteille. Je suis votre alibi favori’ ». Marianne est arrivée apportant son plaisir du vin partagé, son énergie, son désir de tout visiter en quelques jours. Il faut qu’elle voie Bonifacio, l’inoubliable promontoire sur lequel se serre la ville et qui va jusqu’aux maisons qui tombent à pic sur la mer.

Nous montons au sommet de la falaise crayeuse, vers la citadelle ceinte de remparts.

Le cimetière marin est le plus beau que je connaisse. Des chapelles blanches ou ocres, comme des maisonnettes dépourvues de décor et dissimulant les tombeaux, s’alignent strictement au long des ruelles.

Bonifaccio cimetière 2Nous débouchons sur une placette dégagée, dédiée aux légionnaires, longtemps cantonnés à Bonifacio. Il n’y a là que chaleur, lumière dure et abandon. Oui, d’abord, une impression de solitude car nous sommes les premiers à avoir pénétré dans la cité funéraire et nous errons dans des rues géométriquement ordonnées comme dans un tableau de Chirico.

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Le cimetière serait austère s’il n’y avait toujours, au débouché des allées, la mer immense sous un soleil éblouissant.

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Le chemin qui mène du cimetière à la ville domine le fjord et permet de se faire une idée du miracle géologique qui explique Bonifacio : le calcaire, accumulé au fond de la mer il y a 18 millions d’années, recouvre le granite magmatique qui domine en Corse du sud et  donne leur couleur rose aux montagnes.

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Les couches de calcaire sont empilées comme des assiettes, brisées de temps à autre par des lignes de faille. Erodée par le vent et le ruissellement, la côte est profondément entaillée et sur l’autre versant de la ville, des blocs sont déjà détachés du plateau…

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Un jour, les maisons suspendues dans le vide s’écrouleront à leur tour.

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Nous voici dans la haute ville, maisons serrées aux escaliers vertigineux, chapelles de confréries avec leurs statues que les pénitents sortent les jours de procession et leurs bouquets de bougies dans des bougeoirs rouges.

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On ne peut qu’écrire « splendide, magnifique, époustouflant, touchant ». Malheureusement, nous ne sommes pas seuls à le savoir et la foule est arrivée entre temps. Les commerçants font ce qu’ils peuvent pour ranimer les impulsions d’achat de touristes, fatigués de trouver du made in Corsica venu d’Asie ou du Maghreb.

Vers la porte de Gênes, la foule se presse pour voir le point de vue sur « le Grain de Sable », énorme rocher tombé dans la mer et le phare de Pertusato qui surveille le détroit depuis le naufrage de la Sémillante (702 morts en 1855).

Il y avait trop de vent pour l’ilot des Lavezzi, réserve de pêche à 40 minutes du port, mais nous y sommes allés par un jour sans soleil. On se serait cru en Bretagne, au milieu  des blocs de granite gris. Pas de paillotes, pas de pubs. Il y a beaucoup (trop) de monde, mais tellement de criques que c’était supportable et comme partout, il y a davantage de gens sur le rivage que dans les eaux.

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Lévie, Cucuruzzu et Capula

A Lévie, un petit musée de la préhistoire, remarquablement organisé abrite la « dame de Bonifacio » qui était enterrée depuis près de 9000 ans dans les abris sous roche de la falaise de craie. Son squelette est étendu sur le dos. Les archéologues racontent son histoire rousseauiste : celle d’une femme handicapée, incapable de se suffire à elle-même, qui a survécu grâce à la solidarité de sa tribu.

D’autres vitrines montrent les animaux qui occupaient le territoire. J’aime beaucoup le prolagus (lapin-rat), mélange de rat et de lapin, qui, dit-on, subsistait encore au temps de Mérimée.

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Beaucoup d’objets de l’âge du bronze. Certains, taillés dans  l’obsidienne, rappellent l’importance du commerce à l’époque préhistorique, puisque cette pierre ne se trouve pas en Corse.

A quelques kilomètres se trouve le casteddu de Cucuruzzu édifié vers 1800 ans avant J.C. C’est un site sans doute religieux et défensif, mais aussi un endroit où l’on conservait des vivres et où se tenaient des ‶ateliers″ de taille de pierre et d’autres activités abritées dans des cavités. Le chemin qui y mène traverse une forêt tranquille de chênes verts au milieu d’un chaos de granite : feuillages, murs de pierre, mousses entre ombre et lumière.

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Dans la citadelleJMG_6099Au bord de la rivière proche, des hêtres aux troncs noués, creusés de trous noirâtres, arbres sortis d’un rêve fantastique. Dans le silence, le bois, qui mène à l’enceinte médiévale de Capula, a l’air de la forêt perdue des contes de fées.

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On tombe en arrêt devant cette grande fente noire au flanc d’un hêtre qui s’entrebaille, comme s’il s’agissait d’un passage secret vers un monde mystérieux.

Cucuruzzu20180821_142206Mais voici déjà la clairière de Capula. La famille des Biancolacci, au départ envoyée par le pape pour reconquérir l’île sur les Sarrazins, occupa cette forteresse jusqu’au milieu du 13ème siècle lorsqu’une nouvelle famille imposa son pouvoir à l’Alta Rocca et fit démanteler Capula. Les pierres de l’enceinte sont plus régulières qu’à Cucuruzzu et elles sont jointes à la chaux, attestant des progrès des techniques de construction.

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Le Trou de la Bombe,  nous n’irons plus à Piscia di Ghjaddu

Dans l’Alta Rocca, des balades menant à des sites spectaculaires sont des incontournables comme le proclament Facebook et autres Trip advisor.

Ainsi le site de Bavella et son  «Trou de la bombe», (qui n’a rien à voir avec le souvenir laissé par un boulet de canon) mais qui est une échancrure de huit mètres de diamètre sur une arête, surplombant un à-pic de cinq cents mètres.  Il faut y venir au petit matin, en traversant une belle pinède et pouvoir le regarder seul au milieu des roches escarpées.

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Bavella trou de la bombe 20180727_124109Bavella trou de la bombe20180727_123614bavella view 1Ainsi la trop fameuse Piscia du Ghjaddu, son parking et sa file de touristes.

la cascadeDSC_0047Heureusement, les touristes ne s’écartent pas du chemin. Ils vont droit au but, immortalisent le but de la promenade et repartent pour ‶faire″ un nouveau site avant la tombée du jour, négligeant les chemins buissonniers…. ceux que nous prenons.

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