La Vallée aux Loups : sur les pas de René et de Juliette

La promesse d’un temps arrêté

Les maisons d’écrivains sont la promesse d’un temps arrêté : on voudrait faire croire que rien n’a changé, que la maison achetée en 1807 par Chateaubriand  était là quand nous n’étions pas là et qu’elle sera là, identique, quand nous ne serons plus sur terre.

Maison de chateaubriand dessin

Maison de Chateaubriand. Bâtiment ancienA bien y regarder, comme souvent dans les demeures historiques, c’est un passé inventé que nous voyons, ou du moins un passé réinventé qui se bricole en fonction des meubles qu’on a pu rassembler dans cet endroit.

C’est bien Chateaubriand qui a créé un parc unique par son naturel. Lorsqu’il a acheté « le petit désert d’Aulnay », il a fait araser une colline pour élargir l’horizon et planté des arbres, souvent d’origine exotique, magnolia de Floride, cyprès chauve de Louisiane, pin de Jérusalem, cèdre du Liban, platane, chênes… créant une prairie entourée par une forêt. C’est à eux qu’il pense, presque paternellement, quand il rédige le prologue de ses mémoires :

[…] ils sont encore si petits que je leur donne de l’ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protègeront mes vieux ans comme j’ai protégé leur jeunesse.  Je les ai choisis autant que j’ai pu des divers climats où j’ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d’autres illusions. »

Chateaubriand a aussi installé un portique de marbre orné de deux cariatides devant la maison et il a fait poser le bel escalier de bateau à double révolution qui mène au premier. Mais le mobilier résulte d’apports variés : dans le salon du rez-de-chaussée, l’élégante parure de cheminée en opaline bleue a appartenu à la duchesse de Berry et je ne suis pas sûre que quoi que ce soit ait été acheté par Chateaubriand dans sa salle à manger. Au premier, la chambre de l’écrivain a été reconstituée à partir du décor de la rue du Bac, sa dernière demeure.

La chambre des dames. Un problème de temporalité

Au centre, la chambre des dames. Que vient faire ce pluriel ?

Céleste Buisson de La Vigne, explique la fiche de salle, a occupé cette chambre, puis Juliette Récamier, qui fut le grand amour de Chateaubriand, lui a succédé entre 1818 et 1826, bien avant la mort de l’épouse. Qu’est-ce à dire ? Chateaubriand aurait-il relégué la femme légitime dans un appentis pour loger sa maîtresse ?

Chateaubriand, suivant les conseils de sa sœur Lucile, s’était marié avec cette femme d‘apparence ingrate pour sa dot celeste: « On me maria, malgré mon aversion pour le mariage, afin de me procurer le moyen de m’aller faire tuer au soutien d’une cause que je n’aimais pas ». Chateaubriand rejoint en effet l’armée des Princes en laissant derrière lui son épouse, qui demeura seule en France et ne reçut aucune lettre de son mari. Vite ruinée par la Révolution, emprisonnée en 1793, elle survivait assez misérablement. Son mariage de raison lui donnait cependant un statut, le seul avenir d’une femme dans ce temps-là étant de se marier. Céleste n’était pas une « vieille fille ».

De retour en France sous Napoléon, qu’il rallie avant de dénoncer son despotisme et qui lui interdit Paris, Chateaubriand s’exile en 1807 dans la Vallée aux Loups. Sa femme l’y rejoint, et, après douze ans de séparation, une vie « commune » commence, même si l’épouse doit se résigner au défilé des admiratrices de son mari.

Elle surnomme les femmes qui tournent autour de lui « les Madames de Monsieur de Chateaubriand » et décrit avec piquant leurs disputes d’arboriculteurs amateurs :

« Chacun de nous avait la prétention d’être le [jardinier] par excellence ; les allées surtout étaient un sujet de querelles perpétuelles, mais je suis restée convaincue que j’étais beaucoup plus habile dans cette partie que M. de Chateaubriand. Pour les arbres, il les plantait à merveille, cependant il y avait encore discussion au sujet des groupes. Je voulais qu’on mît un ou deux arbres en avant pour former un enfoncement, ce qui donne de la grandeur au jardin ; mais lui et Maître Benjamin, le plus fripon des jardiniers, ne voulaient rien céder sur cet article. » (Les Cahiers de Madame de Chateaubriand, publiés […] par J. Ladreit de Lacharrière, Paris, Émile-Paul, 1909, p. 43, cité par Pierre Riberette, Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 24, 1981, pp. 25-35.)

La Restauration arrive et semble promettre à Chateaubriand la belle carrière politique qu’il souhaite, et peut mener, car il incarne la renaissance catholique. De fait, le voici ambassadeur puis Ministre des Affaires Etrangères, carrière vite interrompue. En 1824, après une querelle avec Villèle, il est destitué brutalement et mène désormais aux Débats une  opposition qui associe positionnement ultra-conservateur et demande de liberté pour la presse.

La liaison de Juliette Récamier et de Chateaubriand, sans doute transformée en tendresse amoureuse après une séparation, a débuté en 1819 et s’est poursuivie malgré les orages jusqu’à la mort de l’écrivain en 1848.

Pendant la Révolution, Juliette âgée de 15 ans avait épousé un banquier (sans doute son père naturel) qui aurait ainsi cherché à la protéger et à protéger sa propre fortune. Ce fut un mariage blanc, mais elle ne divorça jamais de son époux et père, avec qui elle entretenait une relation étroite. En 1800, M. Récamier est nommé régent de la Banque de France et Juliette devient la reine du Directoire. David l’a peinte, dans une posture alanguie, habillée d’une tunique blanche à taille haute et manches courtes. Cette mode  « antique », beaucoup plus confortable que les anciens habits de cour, met en valeur son corps parfait, son joli port de tête, la courbe de ses bras.

David. Juliette Récamier

Jacques-Louis David. Juliette Récamier en 1800. Le Louvre (aile Denon)

Juliette, voluptueuse et chaste se fait peindre et sculpter par tout ce qui compte d’artistes. Des gravures, des miniatures, qu’elle distribue à ses amis, contribuent à diffuser l’image d’une femme exquise qui allie élégance et simplicité. Les journaux répandent une reproduction de son lit somptueux (aujourd’hui exposé au Louvre). Les visiteurs sont invités dans sa chambre comme dans un musée, pour voir ce lit d’acajou, tapissé de soie mauve, orné de cygnes et de femmes tenant des torches.

Etrange Juliette, mariée, mais vierge, qui se montre dans une robe d’intérieur, mais ne dévoile ni sein, ni fesse, invite à voir son lit, tout en restant au bord de l’érotisme.

 

 

Entourée d’hommes prêts à jeter leur fortune à ses pieds, Juliette Récamier devient une icône de mode qui fascine l’opinion publique (l’équivalent des célébrités d’aujourd’hui, que fabriquent les médias et qui allient beauté, fortune, mondanité, goût pour les arts, générosité…). Elle anime un salon politique et littéraire où viennent des figures importantes de l’opposition au régime, comme Mme de Staël, jusqu’au moment où l’empereur exige que le salon ferme. Elle transporte sa cour en Italie.

A la Restauration, recommencent les réceptions où se côtoient des intellectuels comme Victor Cousin, Edgard Quinet ou Alexis de Tocqueville, des écrivains comme Lamartine et Balzac, des acteurs comme Talma ou Rachel, et après 1817, Chateaubriand, reconnu comme le plus grand écrivain de sa génération.

Lorsqu’il est démis de son poste de ministre par le gouvernement Villèle, Chateaubriand, voit ses revenus diminuer, et il doit se défaire de La Vallée-aux-Loups. En 1818, aucun acquéreur ne s’étant présenté, il loue la Vallée à Madame Récamier, location à laquelle Mathieu de Montmorency, ami et soupirant malheureux de Juliette, participe pour moitié, avant d’acheter la propriété mise aux enchères en juillet suivant.

Donc, l’histoire est toute simple : il n’y a aucun scandale à ce qu’une chambre qui n’était plus celle de Céleste soit occupée par Juliette, sans compter que Mathieu de Montmorency s’était comporté en ami en achetant un lieu qui ne trouvait pas d’acquéreur et que Juliette, à son tour, en louant l’endroit aidait son ami Mathieu à assumer cette charge financière. Mais quand même… au début de 1819, Chateaubriand a bien entamé une liaison avec Juliette. Seulement  rien n’indique que les amants se soient retrouvés dans la Vallée aux Loups !

Les muséographes ont donc aboli le décalage entre des temporalités successives pour suggérer une simultanéité. Ils ont assemblé deux époques distinctes, invitant à imaginer la vie des amants de la Vallée. Dans cette scène de roman, René rejoint Juliette dès les premières heures de la matinée pour peu qu’il entende un peu de bruit dans la pièce si proche de la sienne. Le soir, le couple s’attarde dans la vallée, longe les bosquets, l’enclos aux moutons, en regardant au loin le bois qui paraît déjà noir.

Vallée aux Loups

Peut-être que ce présent muséifié est un mensonge plus vrai que la vie qui n’a jamais été partagée.

Les souvenirs de l’amour dans le cœur d’un vieillard sont les feux du jour réfléchis par l’orbe paisible de la lune, lorsque le soleil est couché (Atala)

Dès 1819, plus de Vallée aux Loups ! M. Récamier fait faillite et Madame Récamier s’installe modestement, rue de Sèvres, dans un petit appartement, dépendant de l’Abbaye aux Bois.

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François-Louis Dejuinne, 1826, La chambre de Madame Récamier à l’Abbaye-aux-Bois

Chateaubriand l’évoque ainsi :

« Quand tout essoufflé, après avoir grimpé quatre étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi. La plongée des fenêtres était sur le jardin de l’Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires… Des clochers pointus coupaient le ciel et l’on apercevait à l’horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l’angélus tintait ; les sons de la cloche, qui semblaient pleurer le jour qui se mourait… »

Ils se forgent des souvenirs communs : « N’oubliez pas Chantilly », comme un talisman, quand Chateaubriand est trop despotique ou qu’elle soupçonne d’infidélité ce séducteur impénitent.

L’histoire est presque terminée. Chaque jour, Madame Récamier et Chateaubriand passent une heure en tête à tête et personne d’autre n’est reçu pendant cette heure. Toutefois, Monsieur de Chateaubriand rentre chez lui pour dîner avec sa femme.

Céleste a obtenu une place dans sa vie.  Le restant du temps, elle s’occupe d’œuvres pieuses. En 1820, elle a fondé un hospice, l’infirmerie Marie-Thérèse, qui accueillait, rue d’Enfer, des prêtres âgés, et créé une fabrique de chocolats pour réunir des fonds destinés à cette œuvre. Victor Hugo qui ne l’aimait pas raconte l’anecdote suivante :

« Elle était fort laide, avait la bouche énorme, les yeux petits, l’air chétif, et faisait la grande dame, quoiqu’elle fût plutôt la femme d’un grand homme que la femme d’un grand seigneur. Elle, de sa naissance, n’était autre chose que la fille d’un armateur de Saint-Malo. M. de Chateaubriand la craignait, la détestait, la ménageait et la cajolait.

Elle profitait de ceci pour être insupportable aux pâles humains. Je n’ai jamais vu abord plus revêche et accueil plus formidable. J’étais adolescent quand j’allais chez M. de Chateaubriand. Elle me recevait fort mal, c’est-à-dire ne me recevait pas du tout. J’entrais, je saluais. Mme de Chateaubriand ne me voyait pas, j’étais terrifié. Ces terreurs faisaient de mes visites à M. de Chateaubriand de vrais cauchemars auxquels je songeais quinze jours et quinze nuits d’avance. Mme de Chateaubriand haïssait quiconque venait chez son mari autrement que par les portes qu’elle ouvrait. Elle ne m’avait point présenté, donc elle me haïssait. Je lui étais parfaitement odieux, et elle me le montrait. M. de Chateaubriand se dédommageait de ces suggestions.

Une seule fois dans ma vie, et dans la sienne, Mme de Chateaubriand me reçut bien.

Un jour j’entrais, pauvre petit diable, comme à l’ordinaire fort malheureux, avec ma mine de lycéen épouvanté, et je roulais mon chapeau dans mes mains. M. de Chateaubriand demeurait encore alors rue Saint-Dominique-Saint-Germain, n° 27. J’avais peur de tout chez lui, même de son domestique qui m’ouvrait la porte. J’entrai donc. Mme de Chateaubriand était dans le salon qui précédait le cabinet de son mari. C’était le matin et c’était l’été. Il y avait un rayon de soleil sur le parquet, et, ce qui m’éblouit et m’émerveilla, bien plus que le rayon de soleil, un sourire sur le visage de Mme de Chateaubriand !

— C’est vous, monsieur Victor Hugo ? me dit-elle. Je me crus en plein rêve des Mille et une Nuits ; Mme de Chateaubriand souriant ! Mme de Chateaubriand sachant mon nom ! prononçant mon nom ! C’était la première fois qu’elle daignait paraître s’apercevoir que j’existais. Je saluai jusqu’à terre. Elle reprit : — Je suis charmée de vous voir. Je n’en croyais pas mes oreilles. Elle continua : — Je vous attendais, il y avait longtemps que vous n’étiez venu. Pour le coup, je pensai sérieusement qu’il devait y avoir quelque chose de dérangé soit en moi, soit en elle. Cependant elle me montrait du doigt une pile quelconque assez haute qu’elle avait sur une petite table, puis elle ajouta : — Je vous ai réservé ceci, j’ai pensé que cela vous ferait plaisir ; vous savez ce que c’est ?

C’était un chocolat religieux qu’elle protégeait, et dont la vente était destinée à de bonnes œuvres. Je pris et je payai. C’était l’époque où je vivais quinze mois avec huit cents francs. Le chocolat catholique et le sourire de Mmede Chateaubriand me coûtèrent quinze francs, c’est-à-dire vingt jours de nourriture. Quinze francs, c’était pour moi alors comme quinze cents francs aujourd’hui.

C’est le sourire de femme le plus cher qui m’ait jamais été vendu. »

(https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Hugo_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes,_Impr._nat.,_Choses_vues,_tome_I.djvu/249)

Céleste meurt en 1847. Juliette règne seule sur l’année de vie qui reste à Chateaubriand. Il est paralysé. Tous les jours, il se fait mener chez elle.

Elle est aveugle. Tous les jours, elle le reçoit.

Elle meurt un an après lui, en 1849.

Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Juliette Récamier, qui n’a rien laissé, hors le souvenir d’un art unique d’attirer l’élite intellectuelle de son temps ? Sans doute, pour le couple qu’elle a formé avec Chateaubriand. On ne saura jamais ce qui les attachait l’un à l’autre, ce qui les nouait, à travers toutes ces années, mais Juliette et René ont rejoint Orphée et Eurydice, Tristan et Iseult, Abélard et Héloïse… pour incarner une forme de l’amour en Occident.

 

 

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, Paris, Flammarion.

Amélie Lenormant (nièce et fille adoptive de Juliette) Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Madame Récamier (1859-1860).

http://aurorartandsoul.fr/2012/04/11/dans-lintimite-de-juliette-recamier/

Catherine Decourt Juliette Récamier – Paris, Perrin, 2013

Françoise Wagener, Madame Récamier, Paris, J-Cl Lattès, 1986.

Juliette Récamier, muse et mécène, catalogue de l’exposition du musée des BeauxArts de Lyon, Paris, Hazan, 2009.