La cathédrale de Chartres est-elle plus belle que celle de Paris ? La question n’a guère de sens. La nef de Chartres est plus vaste (16 mètres de large contre 12 à Paris) ; elle est plus haute (115 mètres contre 96), mais on peut aimer tout autant Notre-Dame de Paris qui s’élève sur son île en forme de vaisseau, avec ses deux tours trapues. Je suis incapable de dire qui a les porches les plus ornés et je me soucie peu de savoir que la flèche de Notre Dame de Paris (celle-là même qui s’est effondrée dans l’incendie de 2019) a été rêvée par Viollet-le-Duc.

Nous sommes à Chartres avec une amie férue de symbolisme et d’alchimie. C’est une expérience étrange d’écouter ce que je ne vois pas et qu’elle voit, cependant qu’elle néglige ce que je vois, soit parce que trop évident et ne nécessitant pas de commentaires, soit parce que trop loin de la lecture alchimiste sur laquelle elle se concentre.
Je n’ose pas demander de preuves (où sont les références savantes qui nourrissent son argumentation ? Que sait-on des intentions des commanditaires de la cathédrale ? De la culture des maçons ?). Mais ce qui m’étonne le plus c’est le lien qu’elle fait entre les mystères de Chartres auxquels elle s’intéresse et son expérience intime des forces qui la traversent dans certains lieux. En tournant autour de la cathédrale, l’amie s’est déjà sentie traversée par des ondes qui ont rempli son corps et déclenché ses règles. C’est pour elle une confirmation de la puissance d’un site propice à la fécondité, depuis très longtemps puisque son caractère sacré date au moins du temps des Celtes où les shamans percevaient mieux les flux d’énergie qui parcourent la terre : la cathédrale a été édifiée sur un dolmen. « Cela suppose, dit-elle, d’être un peu medium, en connexion avec les forces naturelles… Il y a tant de choses qu’on ne comprend pas ! » Elle propose donc de s’ouvrir à l’attraction étrange que Chartres exerce sur certains, dont elle, indépendamment de sa beauté.
Les statues des portails
Devant le portail royal, elle fait remarquer le Christ à l’intérieur d’une mandorle (entouré d’une représentation des rayonnements cosmiques qui transforment la matière en lumière). Le Christ comme alchimiste suprême ? Elle passe sans rien dire devant les fières statues-colonnes :


Elle préfère s’intéresser aux livres dans les mains des saints : fermés, ils représentent le savoir profane ; ouverts et rendus vifs par l’étude, ce sont des signes pour les initiés…

Elle est indifférente aux scènes de la pesée des âmes où le sculpteur montre joyeusement des diables embarquant vers l’enfer sa cargaison de pêcheurs, y compris une religieuse qui s’est sans doute laissé séduire par le rire engageant du démon. J’aime au contraire ce goût pour le rire et j’aurais voulu que son commentaire fasse une place aux diables divertissants qui bousculent la frontière du saint et du profane.

Bleu et rouge couleurs des alchimistes
Elle se désole de ne pas pouvoir nous monter la crypte (qui se visite seulement une fois par jour à 14 heures). Nous aurions pu pénétrer dans les profondeurs de la terre, nous rapprocher du dolmen toujours enfoui sous la cathédrale puis nous serions remontés des ténèbres à la lumière, de Notre-Dame-Sous-Terre à Notre-Dame-d’en-haut posée sur un ancien pilier du jubé, à l’entrée nord du déambulatoire. Nous aurions mieux compris la cathédrale enracinée dans le sol mais menant vers le ciel.
Nous nous consolons avec les vitraux.

Dès qu’on lève les yeux, quelque chose en nous chavire devant la projection des hauts piliers ménageant entre les pierres les vitraux qui ont fait la gloire de la cathédrale.

Un site de la Bibliothèque nationale décrit la réalisation du verre bleu à partir d’un « fondant sodique dans lequel [les verriers] incorporent du cobalt et de l’antimoine (opacifiant), du cuivre et du fer. » Au 13e siècle, la composition du verre va changer : la cendre de hêtre remplace le cobalt et rend les bleus plus sombres. https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/5975c2d4-8549-4941-8d1d-cb647f1e5eb9-cathedrale-notre-dame-chartres/article/0223f505-ff40-423a-82f1-d6a3531d0858-bleu-chartres#:~:text=Les%20vitraux%20de%20Chartres%20sont,par%20la%20suite%20%C3%A0%20Chartres. Faut-il préférer la version des alchimistes faisant dériver le rouge de la poudre d’or mêlée au verre renvoyant au soleil, et le bleu de la poudre d’argent renvoyant à la lune. Le bleu roman de la robe, plus lumineux et plus clair et le bleu gothique du fond associeraient tous deux Marie à la lune. Argent, or, ce qui compte c’est la vibrante transmutation des métaux qui deviennent lumière.

Nous regardons rapidement les statues du 16e et du 17e qui font le tour extérieur de la clôture du chœur. Il est vrai que l’aimable Marie qui présente son enfant aux Mages n’a pas grand-chose de commun avec Notre-Dame de la belle Verrière dont Claudel écrit quelque part qu’il ne sait si elle le regarde avec une bouche triste ou si elle sourit. La dentelle de pierre qui encadre la scénette du 16e siècle est presque trop gracieuse.

Le labyrinthe
Un dernier arrêt devant les fragments du labyrinthe tracé sur le pavage de la nef. Ces pavés noirs sur le fond blanc de la nef avec leurs circonvolutions, leurs lignes qui se replient sur elles-mêmes réinterprètent le labyrinthe grec où Thésée s’aventura, tua le Minotaure et revint à son point de départ grâce à la bobine de fil remise par Ariane.
L’allégorie chrétienne va dans un autre sens puisqu’elle invite à se diriger vers le centre. Elle symbolise le chemin de la vie, donne un sens aux errances de la vie ordinaire, en affirmant, qu’au terme du parcours, le chrétien ne reviendra pas à son point de départ et qu’il accèdera à la lumière du monde divin.
Nous ne suivrons pas le labyrinthe plus ou moins dissimulé par les chaises. Il est découvert un certain nombre de vendredis dans l’année et les fidèles en quête de purification sont invités à cheminer en priant tout le long de la ligne noire, ce qui fait 260 mètres.
J’ai oublié bien d’autres rapprochements, mais pas l’étrange impression laissée par cette visite où l’on m’a parlé de forces magiques, de signes secrets laissés par des artisans adeptes de l’alchimie, de détails minuscules à mes yeux, comme ces livres que les statues tiennent ouverts ou fermés. Là où je faisais une expérience esthétique… je prenais conscience que ce monument pouvait renvoyer à une tout autre réalité. Nous regardions la même cathédrale et nous ne voyions pas la même chose.
Du moins, cette lecture, si proche de l’interprétation des surréalistes se plaisant à louer dans Notre-Dame de Paris un « immense monument alchimique », rend-elle à la cathédrale de Chartres sa fonction initiatique de livre de pierre.