Gérone. La ville aux trois cultures

Gérone était encore écrasée par la chaleur, mais il était déjà trop tard. Si on voulait voir les musées, il fallait renoncer à marcher sur les remparts carolingiens accessibles seulement jusqu’à 19 heures.

Nous avons choisi les musées d’art chrétien et  le musée juif parce qu’ils symbolisent la ville qui célèbre le mélange des cultures. A Gérone en effet, on met en valeur la présence juive, en enjambant les cinq siècles de silence qui ont suivi l’expulsion de 1492. Cette reconstruction est un témoignage historique d’un Moyen Age, où les trois religions du Livre ont coexisté. (Elle est sûrement aussi un modèle optimiste pour notre époque qui veut croire à un « vivre ensemble », propice au développement culturel.)

Tolérance ?

Les Omeyades ont conquis l’Hispanie en 711 et ont quitté le dernier émirat de Grenade en 1492.  Pendant quelques siècles, l’Espagne a été partagée entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien. Dans l’espace étroit entre ces deux cultures, une minorité juive a connu une période de stabilité. Persécutés par les Wisigoths, les Juifs avaient plutôt bien accueilli les envahisseurs. Comme les chrétiens, sous domination musulmane, ils devenaient des dhimmis. Certains historiens insistent sur le côté protecteur de ce statut qui donnait le droit d’acquérir des biens et de conserver sa religion. D’autres soulignent les limites d’une citoyenneté de seconde zone. Les dhimmis devaient s’acquitter d’un impôt particulier. La justice les traitait différemment : un musulman n’était pas puni de mort s’il tuait un chrétien ou un juif, tandis qu’un dhimmi devait être tué s’il tuait un musulman, même en état de légitime défense ; le témoignage d’un dhimmi n’était pas valide lorsqu’il était porté à l’encontre d’un musulman. Un dhimmi ne pouvait pas épouser une femme musulmane ou même s’en approcher, etc.

Cependant la lente reconquête chrétienne commençait : Gérone tombe aux mains des Francs dès 785, Barcelone en 801.. Les juifs vont devoir s’accommoder de la domination chrétienne jusqu’en 1492, date de leur expulsion. Là encore la tolérance est bien relative : Les communautés sont juxtaposées et les chrétiens combattent fermement le mélange des cultures. Pour se convaincre du peu d’empathie, il suffit de regarder une scène de circoncision exposée au musée d’art catalan:

Le rabbin a l’apparence d’un sage vieillard, mais les griffes puissantes qui dépassent de la table sont celles du diable. Je ne sais pas si ces pieds diaboliques sont un motif habituel.

Nous n’avons vu que l’extérieur de la cathédrale. Pour accéder au musée, Il a fallu gravir l’escalier dans la chaleur accablante. Il est surplombé par la masse de la façade qui montre bien quelle est la culture dominante.

L’Escalier monumental qui monte vers la cathédrale

Le musée d’Art de Gérone se trouve tout près dans l’ancien Palais épiscopal. Il abrite une importante collection d’art, avec en particulier des pièces de l’époque romane. Comme dans tous les musées occidentaux, la mort est partout.

Et c’est pourquoi j’ai été surprise et ravie de découvrir une statuette de vierge au large sourire :

Vierge de Palera. Commencement du 15e siècle

Le Call, ou quartier juif

Le quartier juif est un enchevêtrement de ruelles qui date du moyen âge. Il est à présent sur tous les guides et les boutiques de fringues ont envahi les rues joliment restaurées.

Mais l’esprit du passé s’efface aussi sûrement dans les rues pittoresques livrées aux touristes que dans l’abandon qui a précédé. C’est seulement dans la vieille synagogue-musée que l’ombre des disparus s’attarde. (On trouve naturellement beaucoup moins d’objets dans ce musée que dans le musée juif de Paris, ce qui est normal après la politique d’expulsion.)

L’émotion vient paradoxalement du peu qui subsiste alors que tout le reste a disparu. La fascination vient par exemple de l’importance donnée aux noms (sans doute ce qui vous ancre quand on n’est jamais sûr de rester quelques part et qu’il faut remonter de nom en nom pour trouver une identité). On s’attarde aussi devant les épitaphes touchantes des pierres tombales :

Pacifique toute mon existence, de mes mains je fis bien des choses. Quand vint la fin, la lumière m’enveloppa à nouveau le jour où je fus convoqué pour retourner d’où je venais », dit l’une. Sa lampe s’est renversée et il a été réuni à son peuple au mois de Shevat de lan 5. 131 (1571)

ou celle d’Estelina, la petite étoile :

« Ceci est la stèle funéraire de l’honorable Estelina, épouse de l’illustre et honnête Bonastruc Josef. Sa maison est au jardin de l’Éden ».

Cependant l’essentiel de la mémoire des juifs renvoie à leur rôle dans la transmission des connaissances notamment  grâce aux traductions. Une partie du musée est dédiée à Moïse Nahmanide (Bonastruc ça Porta en catalan) (1194-1270). C’était un rabbin du 13e siècle, médecin, astronome et kabbaliste. Il est surtout célèbre pour avoir, à la demande du roi Jaume d’Aragon, participé en 1263 à une « disputatio » où il devait confronter sa foi juive aux arguments de Pau Cristià, un converti dominicain…

C’est une scène extraordinaire (peut-être un peu réécrite) que ce moment où la controverse remplace la violence. Or, le discours de Moïse Nahmanide convainc le roi chrétien qui salue son érudition et lui offre une somme d’argent. Très vite après ce triomphe, les dominicains obtiennent son bannissement et il finit sa vie en exil en Palestine.

Une petite peinture m’a déconcertée parce qu’elle me faisait penser à une miniature persane et semble braver l’interdit de la représentation.

L’heure de fermeture est déjà là. Après la journée chaude, il est bon de gravir la pente de la cathédrale. Au-dessus des toits, le ciel prend peu à peu la couleur gris rose des ailes des pigeons ramiers.

Voici les bains arabes… mais que signifie ce nom ? Les Francs n’avaient-ils pas repris la ville quand les bains ont été construits et la coupole qui repose sur de fines colonnes n’est-elle pas romane ?

Ce sont sans doute des bains à la mode des arabes. Pour brouiller un peu plus mes repères, ils ont un moment été partiellement reconvertis en bains rituels juifs (mikvé).

Gerone aux mille couleurs

Gérone est également connue pour ses maisons aux couleurs vives qui surplombent l’Onyar. Les couleurs, ocre, jaune, vert, rose, blanc vont de maison en maison et se reflètent dans le lit de la rivière, le double tableau ajoutant au plaisir.

Dans la rivière canards et ragondins poursuivent leur politique de coexistence, chacun selon ses appartenances !

J’ai consulté des articles de Wikipédia en me promettant de lire un jour
Castro, Amerigo, 1948, 1984, 3e éd., España en su Historia, cristianos, moros y judíos  Ed. crítica : Grijalbo
Et surtout
Nahmanide, La Dispute de Barcelone, suivi du commentaire sur Ésaïe 52-53. Verdier, [1ère édition 1984], 2008.

Palafrugell (2) Le Musée du liège et le musée de la sculpture

Au musée du liège installé dans l’ex-usine la plus importante de Catalogne on voit avec mélancolie les étapes du travail qui s’en va. Tout d’abord, la montée en puissance de l’usine quand, à Reims, au 18ème siècle, Dom Perignon a voulu remplacer les chevilles de bois entourées de tissu par des bouchons de liège. Des fabriques se sont développées dans les pays méditerranéens où poussent les chênes-liège. Au début du 20e siècle, 15 000 ouvriers vivaient du liège en Catalogne. A Palafrugell, des mannequins donnent une idée des savoir-faire des artisans d’excellence qui en un tour de main arrondissaient un bouchon de champagne.

Les outils du sculpteur de liège

Peu à peu des machines remplacent les gestes. Ce sont elles désormais qui mettent en forme la matière : conduire la machine est une tâche appauvrie et les artisans d’élite devenus inutiles sont de plus en plus remplacés par une main d’œuvre féminine moins payée. La concurrence de l’étranger et du plastic étant trop forte, l’usine finit par fermer.

Il ne restait plus qu’à installer un musée… du liège

Comme dans les mines de charbon, les forges, les moulins, les pêcheries de toute l’Europe… la fin de l’activité économique laisse place à la muséification.

Reste la belle architecture moderniste de l’ex bâtiment industriel.

Porte du Musée du liège à Palafrugell

.

Une autre partie de l’usine a été reconvertie en musée de la sculpture, grâce à un mécène De l’extérieur, le Cao Mario luit doucement dans la nuit.

La ville a l’air endormie, sauf à la fenêtre une silhouette sombre adossée à une des fenêtres. Serait-ce le fantôme du passé ?

L’après-midi le musée se visite. Il y a des œuvres qui accrochent tout de suite le regard. J’ai sottement oublié de noter les noms des artistes. Je mets quand même quelques photos de ceux dont j’ai le nom :

Isabel Cruellas. Des herbes flexibles dans un matériau dur
Gérard Mas. entre classicisme et impertinence
Teresa Riba. D’en Haut

Une exposition est consacrée au sculpteur argentin Marcel Marti, aussi bon dessinateur que sculpteur, qui hésite entre figuration et abstraction. Dans les œuvres qui m’intéressent le plus, il invite à s’intéresser au jeu des matériaux

Exposition Marcel Marti

ou il propose une réflexion sur l’espace, la lumière permettant de pénétrer à l’intérieur des œuvres.

Quand on quitte le musée, c’est pour retrouver dans la chaleur, le château d’eau de Can Mario qui sert de repère à la ville.