Le Cuscione ou Coscione est un vieux plateau, étonnamment vallonneux au milieu de tous les sommets tourmentés de l’île. On parcourt difficilement les 12 kilomètres de montée depuis Quenza : la route est de moins en moins carrossable et il vaut mieux posséder un quatre-quatre pour venir sans dommage à bout des nids de poule.
Vers 1500 mètres, on accède à ces vastes étendues couvertes de plantes épineuses et parsemées de blocs de granite.

Une sorte de maison du parc a été édifiée là. Elle est sans doute peu utilisée, peut-être davantage en hiver pour accueillir des amateurs de ski de fond. Deux gardes s’ennuient un peu et voudraient bien nous raconter ce qu’on verra sur le domaine. Il y en a un qui m’explique la différence entre l’aigle royal que j’ai vu tourner pendant la route et le milan royal à la queue fourchue qu’on rencontre aussi souvent.
Il nous recommande de prendre le Sentier de l’Eau qui suit un ruisseau avant d’arriver aux pozzines (de pozzi, puits). Il s’agit de sortes de trous d’eau que relient des filets d’eau souterrains qui se creusent à la fonte des neiges. L’eau glisse, invisible, entre les trous, mais on la voit tout à coup sortir de terre en glougloutant entre deux mottes de terre.


Au fur et à mesure que l’été avance les plus petites de ces vasques d’eau sèchent au soleil et des plantes les remplissent avec une hâte merveilleuse puisque tout recommence l’hiver suivant.

Le Cuscione est le royaume des aconits, aussi belles que dangereuses : on en extrait un poison qui paralyse la respiration, affole le rythme cardiaque et conduit souvent à la mort.

Quelques bergers emmènent leurs troupeaux sur ce haut plateau où l’herbe reste verte près des ruisseaux. Des porcs, parfois des vaches y passent l’été en liberté. On y trouve aussi des chevaux, les uns utilisés pour les touristes, d’autres redevenus sauvages dont on ne sait plus à qui ils appartiennent.

Aujourd’hui, la beauté ascétique du plateau n’est pas menaçante, mais un cousin de mon mari m’a décrit le Coscione enveloppé de brouillard ou recouvert de neige. Même quand il fait beau, le pays est rude car il n’y a presque pas d’arbres et le soleil tape dur.
Les fromages de Monsieur Ansaloni
Un peu avant le refuge, deux bergeries. On se présente. « On vient pour des fromages. On ne veut pas déranger ». Monsieur Ansaloni, berger et fromager se réjouit au contraire. Avec le Covid toutes les foires ont été annulées. 300 kilos de fromage sont restés en plan. Alors heureusement que les touristes s’arrêtent ! (Cette année malgré les quelques inscriptions dénonçant les Français qui empoisonnent le peuple corse avec la Covid, j’ai plutôt entendu exprimer un soulagement : « Merci les continentaux qui ne nous ont pas abandonnés »).
La salle à vivre n’a rien de pauvre. Aucun bibelot, mais on y trouve une grande table, une télévision, un canapé sur lequel un garçonnet d’une douzaine d’années est assis.
̶ On a entendu des sonnailles dans le fond du plateau, mais sans rien voir.
̶ Ce sont mes brebis que vous avez entendues. J’en ai 300. Ça ne m’étonne pas que vous n’arriviez pas à les distinguer au milieu des cailloux. Même moi, j’ai du mal. Avant, on mettait quelques chèvres noires pour les repérer… Quand même, je les vois à la jumelle parce qu’elles bougent… Pour les récupérer, je prends la jument que vous avez vue faire la sieste dans la cour.
̶ Nous, notre plaisir, c’est d’aller tout doucement sur le plateau et de rester toute la journée loin de la côte où l’on est un peu entassés.
̶ Oui, oui, mais moi, c’est pour le travail. Alors, je peux pas m’asseoir au bord du ruisseau à regarder les aigles et les milans.
̶ Et vous restez là tout le temps ?
̶ Non, je monte pour l’estive. En hiver, c’est plein de neige. D’ailleurs, il y a dix jours, il faisait encore froid. J’ai fait du feu dans la cheminée.
Avant dit le berger, j’étais agriculteur, mais je suis tombé dans le métier.
Il est âgé et le métier est rude. Il faut surveiller les brebis, les traire, faire le fromage. Est-il ici pour l’air et le calme ou parce que l’exploitation en principe tenue par le fils battait de l’aile en raison d’une gestion approximative ? Je me souviens d’un reportage de Corse Matin paru en 2018 sur ce fils Ansaloni. Il avait voulu organiser l’amuntana, une transhumance à l’ancienne depuis Quenza au lieu de recourir au transport par bétaillère. Il avait contacté le ban et l’arrière-ban des cavaliers venus de toute la Corse pour accompagner l’estive, au moins 50 personnes, copains, bergers de Zonza et d’Aullène, curieux, et même un abbé pour bénir le troupeau. De chien, il n’y en avait pas. Les bergers corses n’ont pas besoin de patous dans les hauteurs où l’on ne rencontre ni meute errante de chiens sauvages, ni loups, et dans les collines basses, les bêtes sont parquées. Malgré l’allure majestueuse des cavaliers, la conduite des troupeaux n’était pas leur fort. Aucun ne savait les canaliser : les brebis ont filé dans le parc du château et brouté toutes les roses, puis elles se sont engouffrées dans les jardins dont les grilles étaient restées ouvertes… C’est miracle qu’elles se soient finalement retrouvées sur le chemin pour une montée de 4 heures dans une chaleur torride. Le village a beaucoup ri, mais il n’a plus été question de transhumance à l’ancienne. (https://www.corsematin.com/articles/la-transhumance-a-quenza-une-histoire-de-villages-85063)
Le jeune garçon assis sur le canapé nous demande de photographier ses poignets : « C’est pour ma mère. Je suis tombé et mon grand-père se débrouille mal avec le portable. »
Il est tombé d’une moto en partant au pèlerinage de Bavella : une truie lui a foncé dessus et l’a déséquilibré.
Je croyais qu’il voulait apitoyer sa mère et j’essayais de photographier un doigt blessé enveloppé dans une poupée, mais je me trompais. Le garçon voulait rassurer sa famille pour rester avec son grand-père sans redescendre pour faire une radio. A présent, je vois que toute sa cuisse a été éraflée.
̶ Un peu d’eau oxygénée, dit le grand-père, ça va suffire pour la jambe. Vous savez, il a toujours envie de monter. Il reprendra peut-être après moi.
Ainsi se poursuit la vie pastorale. Ce n’est plus la vie des ancêtres. Elle suppose des bétaillères, des foires à touristes, une télévision, des camions qui vous approvisionnent, mais la solitude et la beauté sont là.
Quand nous redescendons, nous ne savons plus qui se contente de peu et qui profite des richesses du monde, ce berger des hautes-terres ou nous qui repartons vers la plaine.