Dernière semaine de juin.
En juin, nous avions l’habitude de déambuler dans Paris, mais cette année une sorte de brume jaune stagne sur la ville jusqu’à l’arrivée de nuages venus de l’Ouest qui se déversent en brusques ondées.
Il fait frais. Les fleurs des parcs sont abimées et même le parfum des seringuas est détrempé. Et puis, les touristes commencent à arriver et leur affluence rend certaines rues presque impraticables. L’autre jour, en sortant du musée Carnavalet avec des amis, nous sommes allés rue des Rosiers pour boire un thé au célèbre Loir dans la théière. C’est un salon de thé délicieux qui fait qu’on s’accommode de la rue surencombrée où la foule piétine d’une boutique de vêtements à un restaurant. (Je me demande vraiment ce qui pousse tant de touristes à arpenter la rue des Rosiers : sûrement pas la nostalgie, car depuis longtemps, les vieux ashkénazes en sont partis et ont laissé la place aux séfarades plus démonstratifs qui se livrent à une concurrence effrénée pour vendre leurs falafels. Le Loir dans la Théière n’en est pas moins un endroit charmant meublé de sièges qui viennent des puces, décoré de vieilles affiches et qui sert d’énormes tartes au citron meringuées (plus copieuses que raffinées). Seulement, pauvres naïfs que nous étions ! Une longue file d’attente s’était formée sur le trottoir. Les gens patientaient car c’est devenu très chic de faire la queue. cela montre que l’endroit où vous allez est à la mode.
Plus que 8 jours avant les élections. Tout le monde attend. Les Français attendent. On a beau leur parler des sondages qui placent tous le RN en tête, ils attendent pour se réjouir ou pour s’effrayer, à moitié incrédules, à moitié consternés. Quelques jeunes gens défilent contre le fascisme, pour la défense des droits des minorités, mais souvent leurs objectifs paraissent flous (il y avait plus de drapeaux palestiniens que de drapeaux français dans la manifestation « contre le RN » du samedi 15 juin). Les cortèges sont réduits… A qui s’adressent les états-majors des partis qui mettent en garde contre le risque d’une conflictualisation permanente, soit pour menacer l’adversaire, soit pour accuser Macron d’avoir contribué à fracturer la société ? La plupart des Parisiens sont ailleurs.
La fête de la musique m’a parue morose. De rares cafés avaient invité des musiciens de pop… En face de l’hôpital Saint-Antoine un groupe de gospel chantait « Hallelujah » sans attirer grand monde. Quant à la musique que j’écoute d’habitude, il y a longtemps qu’elle a disparu des rues. Désuète même à Paris qui s’est débarrassé de ses couches populaires à coup d’avenues haussmanniennes et de rénovations pittoresques. A l’angle de notre rue, le café rassemblait des gens heureux que la pluie ait cessé (« Vive l’éclaircie et on ne parle pas politique » a crié un jeune homme au moment où je suis passée).
Une nymphe de Goujon, icone de mode
Le musée Carnavalet a organisé une exposition très complète sur la fontaine des Innocents et l’œuvre de Jean Goujon (1510–1567). Elle donne à voir l’histoire tourmentée du monument, elle célèbre plus largement l’œuvre de Jean Goujon, sculpteur majeur de la Renaissance, et raconte la longue histoire de l’invention d’une icône, une nymphe joliment déhanchée devenue un thème que chaque époque reprend jusqu’à la publicité.
Au 13e siècle à l’angle des rues Saint-Denis et aux Fers, non loin du marché principal de la ville, il y avait une fontaine.
En 1549, on demanda au sculpteur Jean Goujon de reprendre la vieille fontaine afin d’embellir le chemin que le roi Henri II devait suivre pour « entrer » à Paris. Ces entrées royales étaient un grand moment d’affirmation du pouvoir. Les autorités de la ville organisaient des parades inconcevables aujourd’hui : elles faisaient dresser des arcs de triomphe, défiler des chars tirés par des éléphants. Des chevaux déguisés en licornes paradaient et les plus beaux jeunes gens de la ville faisaient de la figuration. Un ouvrage orné de grandes planches a conservé le souvenir de l’évènement de 1549.

Il évoque la fontaine :

La nouvelle fontaine étant adossée au cimetière des saints Innocents et à une habitation n’avait que deux côtés ; une loggia permettait au public de dominer la rue et d’observer Henri II faisant sa première entrée.

Chaque arcade était entourée de nymphes sculptées par Jean Goujon.
Au XVIIIe siècle, les morts entassés dans le cimetière des Innocents posaient des problèmes d’hygiène tels que les urbanistes décidèrent de fermer le cimetière et de transférer les ossements dans les grandes fosses des Catacombes. La fontaine risquait de disparaître avec les morts, mais finalement dans l’espace ainsi dégagé, on installa un marché au centre duquel on déplaça la fontaine remaniée : disposée au milieu de la place, elle devait avoir quatre face et trois nymphes supplémentaires, ce dont se chargea le sculpteur Pajou (1730–1809).

On peut préférer regarder l’œuvre de Jean Goujon dans son lieu. La fontaine est devenue inséparable de la place, des jeunes gens qui se reposent sur les marches avec ou sans guitare, planche de skate, cannettes de bière. Les ombres des arbres font des taches mouvantes sur le sol. On est bien Cependant grâce à l’exposition on voit les nymphes de près et à hauteur de regard. Isolées du bâtiment, elles ont perdu leur aspect ornemental de bas-reliefs pris dans une colonne dont elles font partie pour devenir des chefs d’œuvres du musée.


Goujon a inventé le déhanché gracieux des cinq nymphes verticales, la fluidité des plis des tuniques qui symbolise l’écoulement de l’eau. Le ciseau de Pajou creuse les plis, alourdit les dimensions du corps qui ne s’étire plus en longueur.

La nymphe est réinterprétée dans d’autres matériaux. La voici en céramique émaillée,

Plus tard, Ingres estompe les contours, inverse la pose… puis la photo de mode s’empare du motif.


Les bas-reliefs horizontaux
Trois bas-reliefs de Goujon situés dans la partie basse de la fontaine ont été envoyés au Louvre vers 1810. L’écoulement des eaux les endommageait. Ils sont prêtés au musée Carnavalet pour l’exposition.
Jean Goujon y célébrait une nouvelle forme de beauté féminine avec l’arabesque du corps orientée vers la pointe des pieds et de la main cambrée, qu’entourent les lignes serpentines de la chevelure, et les plis des habits.

Ces nymphes ressemblent au bas-relief sacré de l’ensevelissement du Christ. Les femmes sont charmantes même dans la douleur, les coiffures forment des entrelacs compliqués (la Madeleine)


Jean Goujon, un huguenot qui a peut-être été massacré lors de la Saint Barthelemy convient bien à notre temps inquiet, lui qui poursuivait l’image d’une beauté sensible, « renaissante » dans un siècle de violences religieuses.
Bibliographie
Exposition du 24.04.2024 au 25.08.2024, Ouverture du mardi au dimanche de 10h à 18h. Juliette Tanré-Szewczyk, Sophie Picot-Bocquillon.
















































































