Ivan qui connaît la forêt comme sa poche a déniché un chemin inconnu tout près de la plaine de Chanfroy, non loin des stèles en hommage aux fusillés du maquis d’Achères. Bizarrement, c’est le seul endroit de Fontainebleau où les sentiers n’ont pas de noms. Il n’y a pas d’autres repères que les barrières, piles de troncs d’arbres abattus, bouquet de hêtres… puis au bout d’un bon kilomètre, les noms familiers reviennent, la route de Saint-Mégrin qui va bientôt croiser le GR11.
Les Fougères de novembre
A présent, un vallon encaissé. Un petit animal invisible remue dans les fougères. En fait, c’est un sanglier qui soudain se décide à franchir le sentier. Il traverse au galop juste derrière nous. Une forme noire passe, est passée… et après on voit seulement sa course dans les fourrés de fougères d’en face, masse noire, broussailles opaques… du noir… un buisson… du noir encore… puis rien.
Et quoi encore ? C’est le mois des feuilles qui craquent, des brindilles à terre, des mousses détrempées, des écorces et des champignons de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Le champignon en forme d’oeuf
La plupart sont vénéneux, mais toujours surprenants. On ne rentre jamais bredouilles des recherches de novembre.
Il est cinq heures. Comme dans un rêve, même les pas des marcheurs les plus proches se perdent dans le silence… La nuit viendra très vite.
Tu me demandes ce que j’ai pensé de notre visite à la Malmaison, ce château un peu campagne, perdu au fond des Hauts-de-Seine.
Le grand parc était peu accueillant le jour où nous y sommes allés entre deux averses.
On voyait pourtant qu’il y avait des arbres superbes, dont un cèdre qui dépassait du bosquet à l’arrière du château. Devant l’entrée, le jardin des dahlias, les dernières roses.
La Malmaison. Allée latérale
Nous nous sommes vite mis à l’abri. Seule, j’aurais parcouru trop vite une demeure qui « n’est pas mon style ». Grâce à notre guide, Marie, à la fois savante (mais pas trop) et intéressée par son sujet, j’ai commencé à voir ce que le style Empire avait d’unique.
Parcourir le château
Tout de suite, dans le hall, s’impose le modèle romain avec un buste d’empereur… mais non, c’est un frère de Napoléon à qui le sculpteur a fait une tête de César sans aucun rapport avec les traits du modèle. Des colonnes de faux marbre (en fait des poteaux de bois), des décors de glaives et de couronnes.
Marie nous montre les astuces de jeunes architectes qui inventent la maison modulable : grâce à des portes coulissantes, les miroirs s’écartent et l’atrium devient une partie de la salle à manger qui reprend le même carrelage blanc et noir ce qui donne de l’unité à l’ensemble. Les décors peints sont copiés sur les peintures que l’on vient de retrouver à Pompéi.
La Malmaison. Marie, notre guide, dans la salle à mangerLa Malmaison. Une danseuse
Une salle du conseil, tapissée de tentures en forme de tente militaire, s’explique par la hâte de l’empereur, qui a voulu ce décor express de toile rayée.
On est surpris par l’abondance des sièges dans la plupart des pièces. Ils permettent d’improviser des réunions. La plupart ont été récupérés à Saint-Cloud après l’incendie du château lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Notre guide raconte fort joliment le métier de détective qui fait l’ordinaire de la vie des conservateurs : ils courent les ventes, compulsent les catalogues pour récupérer les fauteuils qui manquent à la collection de la Malmaison. J’apprends à reconnaître les sièges de style Empire inspirés de l’Antiquité, nouvelles allusions à la puissance romaine. Les accoudoirs sont sculptés de sphinx, têtes de lions ou aigles impériaux. Partout aussi l’acajou, matériau noble.
Ces sièges, on les retrouve y compris dans la chambre à coucher où Joséphine recevait parfois allongée.
Deux styles sont juxtaposés. Napoléon construit l’image d’un homme au travail qui ne perd pas de temps à décorer ses appartements. D’ailleurs, un escalier dérobé lui permettait d’aller directement de sa chambre à coucher à la bibliothèque du rez-de-chaussée où se trouvent des livres annotés de sa main et des cartes. Joséphine, fille de planteurs dont la fortune repose sur l’esclavage, a le goût du luxe. Elle orne sa chambre et son boudoir de riches étoffes, soie cramoisie, semée de motifs dorés pour la chambre à coucher, tentures en mousseline pour le boudoir. Elle accumule les toilettes spectaculaires, les objets précieux, comme les nécessaires de voyage en marqueterie, qui sont aussi des coffres comportant des tiroirs secrets ou encore les services en porcelaine peinte.
Malmaison. Chambre de NapoléonService de dessert : la sorbetière. Une commande de prestige
Après son divorce, elle fera décorer la Malmaison avec le motif du cygne, son emblème.
La Malmaison. Service à décor botanique
Ce que j’aime le plus, c’est le salon de musique : on y voit la harpe de Joséphine et le piano vertical à incrustations d’Hortense (dont j’apprends qu’elle était musicienne et que ses chansons (150) ont été appréciées). A partir de 1796, les réceptions données par la future impératrice Joséphine sont transformées en véritables concerts. Napoléon Bonaparte s’y montre assidu. Après le sacre, Hortense fera entendre ses compositions dans plusieurs célébrations officielles et certains de ses airs seront utilisés pour accompagner des marches des troupes de la Grande Armée. J’ai lu que ses œuvres les plus connues sont plutôt languissantes et font écho au style troubadour apprécié des hôtes de la Malmaison, comme« Le Beau Dunois », « Quelle est cette femme éplorée » et « La Mélancolie ».
Quel dommage que le musée n’ait pas une installation permettant d’entendre quelques compositions alors qu’un CD a été enregistré.
Une famille recomposée
Grâce aux cours de rattrapage dispensés par notre guide, j’ai pu imaginer la vie et la postérité de cette famille « recomposée ». Hortense et Eugène de Beauharnais adoptés par Bonaparte lui demeurent fidèles (malgré quelques hésitations). Ironie de l’histoire, leur beau-père a quitté leur mère pour avoir un héritier et pourtant, ce seront des descendants de Joséphine qui seront, via Hortense, Empereur des Français et via Eugène, rois de Suède, Danemark, Norvège.
Joséphine est une figure noire de l’histoire de France : elle a défendu l’esclavage qui a valu sa prospérité à sa famille. On lui reproche aussi d’avoir séduit Napoléon plus jeune qu’elle de 6 ans. On lui prête de nombreux amants, dont le député Paul Barras, figure du Directoire qui l’entretient, et vers la fin de sa vie le tsar, ennemi de l’empereur à qui elle demande sa protection. On critique surtout ses dépenses, qui l’amènent à prendre des commissions, douteuses lui permettant de mener grand train. En 1808, on dénombre une cinquantaine d’habits de cour, près de 680 robes, 500 châles ou fichus, plus de 1 000 paires de gants et près de 800 paires de chaussures. Or, un des plaisirs de notre visite tient dans l’amitié (si le mot n’est pas irrespectueux pour une impératrice !) que lui manifeste Marie.
La Malmaison. « Joséphine demande son appui au Tsar«
Joséphine ne fait pas que gaspiller les deniers de la France. Elle est une icône de mode, copiée dans toute l’Europe et elle relance les industries du luxe, par exemple les soieries de Lyon. Outre son goût pour les arts décoratifs, Marie admire surtout la force du caractère de Joséphine. A peine échappée de la guillotine grâce à la chute de Robespierre, elle rebondit. De même, elle survit grâce au tsar à la chute de Napoléon. Ses vraies passions sont ses collections de roses, ses serres aux plantes rares et ses animaux exotiques, kangourou, lamas zèbres, cygnes noirs, autruches et même un orang-outang que les visiteurs viennent voir manger à table.
Son fils Eugène a été adopté par Napoléon : il est colonel à 22 ans grâce à son beau-père, mais aussi à son courage. Nommé vice-roi d’Italie, il se révèle bon administrateur. Marié à Marie-Amélie de Bavière, il aura 6 enfants avec elle. Une de ses filles, mariée à Oscar de Bernadotte est à l’origine des souverains de Suède, Norvège, Danemark et Luxembourg.
Hortense, éduquée à l’Ecole de Saint-Germain-en-Laye pour jeunes filles, ouverte par Madame Campan, ancienne dame de chambre de Marie Antoinette, a une solide formation artistique. Lors de la Terreur, son père est guillotiné et sa mère est libérée in extremis en 1794. Napoléon, qui l’a adoptée comme Eugène, la marie à son frère Louis Bonaparte. Cette union dont aucun des deux époux ne voulait se révèle désastreuse ! Ils auront cependant trois enfants Napoléon-Charles, Napoléon-Louis et Louis-Napoléon. Ce troisième fils deviendra empereur sous le nom de Napoléon III. Hortense obtient la séparation de corps, mais ne peut divorcer, car Napoléon a interdit le divorce aux membres de la famille impériale. Elle fut reine de Hollande jusqu’à l’abdication de son mari. A la chute de l’Empire, protégée par le tsar Alexandre, elle n’en subit pas d’abord les conséquences, Louis XVIII acceptant de la transformer en duchesse de Saint Leu… Après les 100 jours, Napoléon se réfugie à la Malmaison près d’Hortense. Louis XVIII la punit alors en l’exilant loin de Paris. En Suisse, près du lac de Constance, elle recrée un cercle d’artistes et d’écrivains, parmi lesquels figurent Franz Liszt, Alexandre Dumas et Lord Byron.
C’est là qu’elle finit sa vie.
Coïncidence ! La parure de saphirs de la reine Hortense, achetée par Louis-Philippe pour sa femme Marie-Amélie, a été volée au Louvre quelques jours après notre visite.
Branda Pierre, Joséphine, le paradoxe du cygne, Paris, Perrin)
CD, Hortense, compositrice de son temps, La Nouvelle Athènes à Malmaison, chez Paraty, 20 €.
Penser au Désert de Retz suffit à faire surgir des images d’un ailleurs magique car de nos jours le mot désert évoque les contrées vides de l’Orient, les caravanes qui traversent des dunes de sables, les mystiques assoiffés de Dieu. Cependant, au 17ème et au 18ème siècles, un désert est d’abord un endroit écarté des lieux habituels de sociabilité. Les églises du désert étaient des lieux éloignés des villes où des protestants s’assemblaient en secret loin des agents du roi catholique ; le misanthrope de Molière voulait « fuir dans un désert l’approche des humains » c’est-à-dire quitter la Cour et Paris. Au domaine de Retz, ce retrait loin des mondanités est encore plus relatif : Saint-Germain-en-Laye, la forêt de Marly, Versailles sont proches.
Le nom insiste avec ses assonances en /d/, /ʁ/, /ɛ/, et avec à l’écrit le « z » final qui évoque la prononciation du s de désert. Il absorbe aussi des images venues du passé. Bien qu’il n’y ait pas de relations avec Monville, le nom de Retz évoque le souvenir médiéval et cauchemardesque de Gilles de Rais (ou Retz), le compagnon de Jeanne d’Arc, accusé par la suite de viols et de meurtres d’enfants et celui du cardinal De Retz vaincu de la Fronde, et magnifique écrivain. Le parc réel où nous allons n’est pas indépendant de ces rêveries, même si on y accède par une interminable rue de banlieue non desservie par des transports en commun.
Celui qui a conçu le domaine entre 1774 à 1786 s’appelait François-Nicolas-Henri Racine du Jonquoy, sieur de Monville et de Thuit. Un grand-père fermier général lui avait laissé une fortune de plus de trois millions de livres. Veuf à 27 ans, sans enfants, « un des plus beaux cavaliers de Paris » au témoignage d’un contemporain, il pouvait consacrer sa vie au plaisir et au domaine de trente-huit hectares qu’il venait d’acquérir. Il possédait par ailleurs un hôtel rue d’Anjou, (abattu au 19ème siècle pour percer le boulevard Malesherbes) dessiné par Boullée, qui était à la pointe de la modernité avec un chauffage central !
En 1774, la mode était à l’apparente liberté des jardins anglais que l’on pouvait agrémenter, à la mode des jardins chinois, de « fabriques », petits bâtiments pittoresques édifiés au détour des allées. (A Paris , le parc Monceau comporte encore quelques vestiges des fabriques conçues pour le duc de Chartres https://passagedutemps.com/2020/11/25/parc-monceau-que-reste-t-il-de-la-folie-du-duc-de-chartres/)
Les fabriques dessinées par Monville sont consacrées au divertissement, comme l’indiquent le théâtre de verdure et le temple au dieu Pan qui était un salon de musique (Le propriétaire, bon musicien, harpiste de talent qui jouait parfois avec Gluck, a laissé quelques ariettes). Ce pavillon a été la première des fabriques et il faut penser qu’on y célébrait les arts plutôt que des bacchanales pour duchesses et bergères.
Temple au Dieu Pan
Le désert était aussi sûrement une invite à voyager symboliquement à travers les civilisations. L’entrée principale, qui a disparu, était une grotte artificielle, qui représentait la grotte des premiers âges. La franchir et pénétrer dans le domaine, c’était abandonner son vieux moi pour cheminer le long d’un parcours conçu vraisemblablement sur le modèle des chemins de l’initiation (maçonnique ou plus largement spirituelle).
On célébrait les civilisations lointaines. Le pavillon tartare en tôle a été restauré.
Le pavillon tartare
Il est trop tard pour le pavillon chinois si célèbre en son temps qui s’est effondré en 1967 et qui a servi, je crois, de poulailler après avoir été la première demeure de Monville au désert.
Maison chinoise (dessinée par Monville)
Le jardin sacrifie au symbolisme maçonnique avec la colonne détruite qui rappelle tellement la tour de Babel de Breughel l’Ancien. Toute blanche, elle se détache sur le fond des grands arbres avec la netteté d’une image de rêve.
Colonne tronquée
C’est Monville qui avait dessiné dans la muraille ces fausses lézardes, tout à fait fonctionnelles par ailleurs, puisqu’elles éclairaient les pièces de l’étage supérieur.
Il y a une inévitable pyramide, mais est-ce par esprit facétieux que cette forme symbolique sert aussi, bien terrestrement, de garde-manger et de réserve de glace :
Pyramide-glacière
Je suis émue par cet homme qui voulait planter toute une forêt. En 1777, il commande plusieurs milliers d’essences exotiques aux pépinières royales (même s’il n’obtient qu’une infime partie de ses commandes) et installe des serres chaudes où cultiver des fleurs rares. A la Révolution, Monville a dû céder ses biens pour une bouchée de pain. Le Désert alla à un Anglais, puis fut saisi. Le mobilier et les essences rares en pots furent dispersés. Emprisonné sous la Terreur pour anglomanie et sybaritisme, M. de Monville échappe à la guillotine par la chute de Robespierre. Il a alors 60 ans. Il mourra en 1797, d’un abcès dentaire. Il n’aura pas vu grandir ses arbres qui font aussi de ce parc un endroit remarquable.
Le parc du Désert de Retz. Cliché Steve Appel
Pendant des décennies Le Désert de Retz reste en l’état. La famille Passy l’acquiert en 1856 et le garde presque un siècle. Un de ses membres replante mélèzes, érables, séquoias. Mais le Désert s’enfonce peu à peu, faute de moyens pour l’entretenir, Le fils de Paul Passy le vend en 1936, après une tentative d’élevage de poules pondeuses pour le rentabiliser.
Cliché Steve AppelDésert de Retz. Un savonnier
Le domaine est longtemps à l’abandon avec ses fabriques qui se défont lentement. Ceux qui le découvrent se sentent pénétrer par les portes d’ivoire et de corne dans le monde des rêves qu’ils croyaient inaccessible. Prévert y séjourne en tant que cerf-scribe.
Le Désert de Retz. Collage de Jacques Prévert
Les Surréalistes Breton, Aragon, Dali, Arp y organisent un bal masque :
…et la masse sombre des arbres derrière la grande tour tronquée devait ajouter à l’atmosphère de sur-réalité du domaine.
Je vais à Herblay au vernissage d’une exposition d’un ami d’amis. Herblay est un de ces villages des bords de Seine, près de la forêt domaniale de Saint-Germain-en-Laye qui me semblaient loin de Paris, et qui à présent avec le réseau des trains rapides de banlieue sont tout proches. Je sors de la gare dans le fracas du rapide de Normandie. Herblay, Herblay… Le nom est quelque part dans ma mémoire mais je ne sais pas pourquoi. Préoccupée de ne pouvoir reconquérir le souvenir oublié, il me faut un petit moment pour trouver le chemin de la place de la Halle qui passe sous la voie de chemin de fer et s’en va vers la ville haute.
Puis quelque chose revient. J’avais entendu parler de la villa mauresque d’Herblay par mes amis qui y étaient souvent invités pour déguster un menu où des pintades figuraient régulièrement. En ce temps-là, je m’étais imaginée invitée moi aussi, bien que je ne connaisse pas le propriétaire de la villa. J’avais rêvassé à des soirs de printemps, aux convives installés autour d’une longue table, aux portes fenêtres ouvertes sur la Seine. Sur la terrasse, on avait sans doute allumé des flambeaux. L’hôte demandait à des serveurs de présenter les plats et ceux-ci défilaient de profil comme dans les banquets égyptiens :
Musée du Louvre. Peinture égyptienne. Porteurs d’offrandes
Ils apportaient des pintades rôties (combien ?) découpées sur de grands plateaux laissant le maître de maison verser le vin. A la fin du repas, on servait des corbeilles de fruits et des gâteaux de miel. Au loin, des péniches glissaient sur la Seine. Les peupliers de l’autre rive bougeaient doucement.
J’étais trop loin pour entendre le cliquetis des couverts, ou bien j’avais fini par m’endormir et c’est en rêve que j’avais vu cette scène.
En arrivant à l’Etrange Galerie où j’étais conviée, le mystère s’est dissipé : l’hôte de la Maison Mauresque était le graphiste et photographe dont je venais voir l’exposition. C’est chez lui que mes amis dînaient autrefois pendant la belle saison. Christian Brieu présentait des images hybrides, à mi-chemin entre la photographie, le dessin à la main pour la rapidité du trait et le recours à l’IA. Nous avions à peu près le même âge. J’ai admiré sa capacité à s’approprier les nouvelles technologies.
Christian Brieu
Quant aux défilés des pintades, ils avaient cessé depuis 2012 quand la villa avait été vendue à Philippe Druillet, le dessinateur de bandes dessinées, qui l’avait à son tour vendue en viager à la ville, au prix de 500 000 €. Le Parisien expliquait que la maison était estimée à 1 M d’€ par les domaines, mais que l’artiste souhaitait que ce témoignage de l’Orient fantasmé reste dans le patrimoine d’Herblay.
J’ai suivi la rue qui descend vers la Seine jusqu’au 2 quai du Génie où Victor Madeleine, dessinateur industriel, photographe et peintre avait dessiné cette maison après avoir visité l’exposition universelle de 1900.
Victor Madeleine. Reproduction d’un tableau représentant un bateau-lavoir que le quai d’Herblay Herblay. Villa mauresque conçue par Victor Madeleine
Il n’était pas le premier. A partir des années 1830, un peu après la peinture et la littérature, le style « à l’oriental » s’était répandu, associé à des lieux de plaisirs, cafés des boulevards parisiens, établissements de bains, thermes, casinos à Trouville, Hendaye ou Aix-les-Bains, (Bernard Thoulier 2006). Cet orient érotique, c’est celui qu’évoque encore Proust en 1916 errant pendant le couvre-feu dans les rues de Paris avant d’aboutir au bordel-gay tenu par Jupien : « Je me trouvai sans m’en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. … et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. »
Herblay. Une fenêtre de la villa mauresque, depuis la rue du Val.
Entre temps, les villas inspirées par l’architecture de l’Afrique du Nord avaient colonisé Hyères, Cannes, Marseille, Toulon. Des architectes s’étaient spécialisés dans ce style comme Pierre Chapoulart. Je ne trouve pas dans leurs emprunts architecturaux, la moindre condescendance, ou invitation au libertinage (interprétation de l’Orient qu’Edward Said reproche à l’orientalisme). Victor Madeleine trouvait dans ce vocabulaire architectural (arcs en fer à cheval, boiseries rouges, balcons largement ouverts sur l’extérieur, sens de la décoration) de quoi mettre à distance la pesante uniformité du style urbain parisien ainsi que la standardisation des maisons en meulière que l’on trouve dans les villages du pourtour de Paris, mais je ne vois pas de traces d’une volonté de pouvoir dans son travail.
L’architecture moderne des bâtiments religieux mobilisent quelques signaux forts. Ainsi les minarets des mosquées :
Mosquée de Créteil
Pour les bâtiments civils ou administratifs, c’est heureusement l’idée de ponts entre les deux cultures comme on le constate à l’Institut du monde arabe de Jean Nouvel ou bien au pavillon Habib Bourguiba.
Cité Internationale. Pavillon de Tunisie. Décor du street-artiste ShoofInstitut du monde arabe de Jean Nouvel
Décoré par un artiste post-colonial le street-artiste Shoof, le pavillon Habib Bourguiba célèbre la beauté de la calligraphie arabe. Il n’y a pas de séparation divisant l’Est et l’Ouest. Les architectes inventent un langage qui met les deux mondes en relation. Les architectes n’enferment pas leur vision dans un affrontement. Ils montrent plutôt une « poétique de la relation » à l’œuvre, annonçant à la façon d’Edouard Glissant la culture mondiale de demain.
Le weekend est fini et ça se ressent sur les routes d’Île-de-France. Les chaînes d’info répètent qu’il y a plus de 600 kilomètres de bouchons. Bison futé a vu rouge en vain car nous n’avons pas résisté aux dernières heures de soleil, pas plus que des millions de Parisiens. Aussi, nous voilà coincés dans la voiture. On arrive enfin au dernier bout d’autoroute, avec ses hauts murs graffités, là où l’autoroute croise le périphérique tout aussi bloqué et assourdissant. Juste avant le tunnel, on a l’impression que c’est Paris qu’on a mis en cage. Avec l’air irrespirable, il est hors de question d’ouvrir une fenêtre.
Arrivée de l’autoroute du Soleil. Paris
Apparaît alors sur la gauche un mince clocher au sommet duquel se trouvent quatre anges en bronze, aux larges ailes déployées.
Gentilly. Eglise du Sacré-Cœur
Depuis cet observatoire, les anges pourraient réconforter les automobilistes, mais ils inclinent la tête et ferment les yeux (peut-être pour signifier qu’ils sont étrangers à une civilisation qui a inventé le tourisme de masse et les embouteillages). On ne saurait trouver la raison de pareil emplacement, sinon de servir de repère aux automobilistes. De fait, lorsque je vois l’église, je suis contente. « Ça y est, nous arrivons à Paris, nous serons bientôt rentrés même s’il faut encore une heure pour les derniers kilomètres! »
Je n’étais donc jamais allée dans cet improbable lieu de culte surplombant des nœuds autoroutiers.
On peut cependant le visiter facilement en passant par la Cité universitaire Internationale et la passerelle du Cambodge qui enjambe le périphérique.
Après la première guerre mondiale, des capitalistes paternalistes avaient constitué une fondation nationale sans but lucratif, afin de bâtir une Cité universitaire internationale, destinée à promouvoir la compréhension entre jeunes du monde entier. Quand on pense aux prédateurs actuels, on peut trouver que ceux d’avant avaient parfois du bon, même s’ils expiaient peut-être l’argent gagné à Verdun en vendant des canons. L’église a été édifiée dans ce cadre entre 1933 et 1936. Elle ne pouvait pas être dans la cité que son caractère laïc empêchait de privilégier des cultes, mais le clergé parvint à lever des fonds pour la construire tout près. Ce fut l’église du Sacré-Cœur de Gentilly, construite sur un plan en croix latine et dans un style néo-roman en béton armé.
Cependant les étudiants de la Cité universitaire, n’y sont guère allés et encore moins après 1968. Elle a fini par être attribuée aux Portugais qui l’ont restaurée et qui réunissent des centaines de paroissiens pour les messes du dimanche.
Aujourd’hui le temps est radieux. Les cerisiers de la cité universitaire sont en fleurs.
L’allée de platanes aux jeunes feuilles est encore lumineuse.
Les jeunes gens préfèrent cependant les bains de soleil sur la pelouse.
Cité Universitaire. La Pelouse
Une passerelle en bois mène à Gentilly.
Malheureusement le Sacré-Coeur ouvre seulement le dimanche pour les messes. Nous nous contenterons de tourner autour du portail, d’admirer le grand Christ en majesté de Georges Saupique, si bien accordé à la démesure de l’église.
Portail de l’Eglise du Sacré-Coeur de Gentilly sculpté par Georges Saupique
Les habitants de Gentilly qui prennent la passerelle rejoignent leurs immeubles en suivant une petite allée coincée entre l’église et l’autoroute. Ils longent le terrain de joueurs de pétanque et les coins où des chaises ont été installées sous les cerisiers, juste sous le mur anti-bruit.
Gentilly, Gentilly de ma mémoire, c’est aussi la ruelle déserte que suivent Rémi et Vitalis une nuit de tempête de neige, à la recherche d’une carrière où s’abriter. La carrière est murée ; le vieux Vitalis mourra de froid protégeant Rémi dans ses bras, ce qui sauvera l’enfant. Pendant deux ans, Vitalis, ancien chanteur d’opéra célèbre, devenu un artiste des rues ambulant, aura été le père spirituel de Rémi et lui aura transmis son idéal moral. Sans famille a été un grand roman de mon enfance. Aujourd’hui, j’aime bien lire qu’Hector Malot le créateur de Sans Famille a été à la hauteur de ses personnages, militant sa vie durant pour l’abolition du travail des enfants et le droit des femmes de quitter leur mari.
Je ne sais pas où sont les carrières de Gentilly. La prochaine balade !
Pour une fois, c’est en province, dans la ville sinistrée par la crise de Villers-Cotterêts qu’un chef d’État a choisi de fonder en son nom un établissement culturel prestigieux. Emmanuel Macron a inauguré en novembre 2023 la Cité internationale dans le château qui, a-t-il dit, « menaçait de s’effondrer, [en 2017] patrimoine en péril. Et je prenais alors le soir même, à Reims, l’engagement de pouvoir raviver ce lieu, de lui redonner sa force, sa beauté, d’y retrouver l’histoire » (Discours d’inauguration 2023).
François Ier a signé la célèbre ordonnance de 1539 à Villers-Cotterêts. L’ordonnance regardait pour l’essentiel l’unification du droit dans le royaume. Cependant deux articles concernaient la langue des textes administratifs et les décisions de justice : les actes notariés, les archives et les déclarations de baptême ne seraient plus rédigés en latin, mais en langue maternelle « françoise et non autrement ». On a beaucoup glosé pour savoir si le latin était la cible de l’édit, ou tout autant les dialectes parlés par les sujets des provinces. Le parcours s’achève en tout cas par une réflexion sur les liens du pouvoir et des parlers qui s’emploient sur un territoire.
Le parcours de visite, au premier étage, est constitué de quinze salles et d’une salle d’introduction sur le château et son territoire. Il se termine par la chapelle royale décorée par des sculptures influencées par la renaissance italienne.
La Chapelle royale. Un décor italienChapelle Royale. Détail
Le parcours, consacré à la langue française, a été conçu sous le commissariat scientifique de Xavier North, un haut fonctionnaire qui a été délégué à la langue française et aux langues de France (très favorable aux langues régionales), de Zeev Gourarier actuel directeur du Mucem de Marseille (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), d’Hassane Kassi Kouyaté, un metteur en scène, conteur et acteur burkinabè qui dirige le Festival international de la francophonie, de Barbara Cassin, enfin. Spécialiste des philosophies grecques, elle est la directrice du Dictionnaire des intraduisibles dont l’objet est l’histoire des vocabulaires européens de la philosophie. Ce dictionnaire se penche sur des mots qui jouent un rôle dans les systèmes des philosophes européens, mais ne se correspondent pas exactement d’une langue à l’autre, ce pourquoi ils font l’objet de tentatives de traduction sans cesse recommencées : comment traduire spleen, saudade, mélancolie qui ne disent pas la même chose; mind qui n’est pas Geist ou esprit… ? A l’exception de Barbara Cassin qui a une large compétence de lexicographie culturelle, les responsables ne sont pas des linguistes, mais des intermédiaires culturels connus pour leur ouverture aux apports de toute la francophonie.
On comprend que la Cité réserve une place notable aux rapports du français et des autres langues. A l’accueil, comme un manifeste, la verrière joliment baptisée « ciel lexical » nous invite à jouir de la diversité des mots (et à constater nos lacunes) : « wassingue » (serpillière, Picardie, Belgique), « ambianceur » (personne qui met de l’animation, Afrique), « chelou » (louche, en verlan) « carabistouille » (baliverne, bêtise, Belgique), « divulgacher » (gâcher l’effet de surprise d’un spectateur ou d’un lecteur, Québec), voisinent avec « prose », « dialogue des cultures » ou « Alexandre Dumas » qui est un enfant du pays. La cité de la langue française n’est pas là pour dire la norme, mais pour inviter à jouir de la richesse foisonnante des vocabulaires français.
Villers-Cotterêts. Le « ciel lexical » de la verrière
Le parcours s’appuie sur des dispositifs audiovisuels dont beaucoup sont présentés sous forme de jeux permettant des interactions avec le public. La section « Une langue-monde » insiste sur le grand nombre de territoires qui se réclament de la francophonie
Carte des pays adhérents à l’Organisation Internationale de la Francophonie
Le tableau est davantage politique que linguistique : il ne met pas en avant les avancées de l’anglais comme langue étrangère, et le recul du français comme langue locale, par exemple dans le Maghreb. Du moins, il a l’intérêt de montrer aux visiteurs que l’avenir du français se joue en Afrique ! Le lien entre l’expansion du français et la colonisation est abordé à travers une dénonciation de l’oppression sous couvert de civilisation, par exemple dans une caricature de l’Assiette au beurre (1911), mais aussi dans les déclarations d’intellectuels revendiquant la langue française comme un butin. Le directeur de la cité résume : La langue française est une culture partageable. Elle appartient à ceux qui la parlent. C’est la liberté qu’on se donne de parler une langue qu’on choisit ».
L’Assiette au beurre (1911). L’hypocrisie des arguments des colonisateurs
Les salles suivantes évoquent les capacités expressives du français, Une grande bibliothèque pour rappeler que le français est une langue d’écrivains. Plusieurs milliers d’ouvrages écrits en français, de tous les continents, de toutes les époques et de tous les genres (romans, poésie, essais, bande-dessinée, littérature jeunesse…) sont présentés et « consultables sur place ». Mais qui va se mettre à lire au milieu du brouhaha ? Il n’y a nulle part où se poser. La grande bibliothèque, c’est de la frime.
Le jeu peu convainquant du bibliothécaire virtuel invite le visiteur à répondre à une série de questions, au bout desquelles, il propose une recommandation de lecture ! Une caricature de chatGPT à mon avis ! Il est difficile d’inventer des dispositifs « drôles » capables de parler de littérature !
Les salles suivantes présentent une image de la création qui passe par des moyens populaires : le rire de MysTic
Les mots coeurs moqueurs de Miss.Tic
La colère des humiliés.
Citations de murs
Une langue est un objet virtuel. Comment en parler ?
Les organisateurs du parcours sont assez à l’aise avec la célébration des voyages des mots d’une langue à l’autre. Le parcours montre que le français s’enrichit des langues dont il se nourrit : sous un dôme, s’affichent quelques-uns des emprunts aux langues germaniques, à l’arabe, à l’italien, au grec, au sanskrit, à l’anglais bien sûr… des exemples développés permettent de suivre les évolutions d’abricot (à partir de l’arabe) ou de sirène, du chant des sirènes à la sirène des pompiers (à partir du grec). Evidemment quelques mots, c’est suggestif, mais cela ne permet pas de se faire une idée de la masse des emprunts ou de l’importance de la polysémie. Et le visiteur ne saura trop quelles sont les causes (conquêtes militaires, échanges commerciaux…), ni quels sont les acteurs qui ont apporté ces mots.
Comment prononçait-on les Serments de Strasbourg ?
Un dispositif sonore permet d’écouter les voix réelles ou reconstituées de personnages historiques. C’est sûrement un choc pour un élève de découvrir qu’il ne comprend pas la façon de parler de François Ier (on peut entendre la reconstitution de sa voix dans le parcours virtuel de la cité à l’adresse https://www.cite-langue-francaise.fr/decouvrir/le-parcours-de-visite
La norme orthographique
Deux youtubeurs belges, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron posent des colles à un jeune public ravi : Comment écrit-on « parasol » : avec un s ou deux ? Pourquoi il n’y a pas de « s » à « va au lit » alors qu’il y en a un à « réponds à la question » ?
Parasol ou parassol ?Apprend ou apprends. Les complications de l’impératif
Les commentaires des deux compères sont à la fois drôles et bien informés, mais Je ne suis pas sûre que l’outil numérique permette aux enfants de se poser, d’écouter ce qui est dit… encore moins de l’assimiler !
Les salles suivantes ont recours entre autres à des sketches pour faire réfléchir le public à la difficulté d’éliminer les anglicismes, si commodes, ou aux « micro-agressions » à l’égard de personnes issues d’une communauté dévalorisée. Par exemple à partir d’une scène des Femmes savantes où une bourgeoise se moque des fautes de grammaire de sa servante, on est conduits à réfléchir à ce que peut avoir de vexatoire la demande faite à un picard d’origine populaire qui arrive dans une soirée branchée de montrer comment on « parle ch’ti » .
Le statut d’une langue a une dimension politique, particulièrement en France qui n’a pas une définition ethnique, mais une définition politique de la nation. D’où l’importance de l’école chargée au 19e siècle de généraliser le français. Même si le français est un artefact, il a été efficacement imposé ce qui a eu pour conséquence de ravaler la multiplicité des parlers locaux au rang de parlers sans statut.
La langue n’existe pas
« La langue n’existe pas ! Il ne fallait donc pas faire cette cité » . Que veulent dire par là les opposants au projet de la cité et plus largement une bonne partie des sociolinguistes ?
1-Que le français est une construction historique et pas un objet naturel ? C’est un thème largement évoqué dans le parcours.
2-Que les langues n’existent « pas sans les populations qui les parlent » ? La critique porte davantage car les dispositifs audio-visuels qui sont faits pour jouer et pour être utilisés rapidement ont du mal à évoquer les raisons qui font par exemple de l’arabe médiéval un pourvoyeur de mots savants comme zéro, algèbre, bien différents du bled et du toubib importés à l’époque de la colonisation.
3-Que les langues doivent être outillées et en particulier disposer d’une écriture codifiée ? Cette question n’est pas abordée et pourtant je me souviens d’une lettre envoyée pendant la Grande Guerre par un soldat occitan à sa famille : mal à l’aise dans son français scolaire, G. annonce d’abord à ses parents qu’il va écrire « en patois (c’est le terme qu’il utilise) » : je me trouve bien embarassé (sic) pour vous raconter quelque chose, je vais essayer si en patois ça pouvait mieux réussir. A la fin de sa lettre, il écrit qu’en l’absence d’orthographe codifiée, il renonce : Enfin je vois que je vous ferai perdre votre temps pour déchiffrer tout ce patois (cité dans Martin 2014). Bref, les conventions orthographiques du français sont les seules dont disposent scripteurs et lecteurs quand ils ne sont pas des lettrés qui militent pour la renaissance des langues régionales. Il y a dès lors rupture entre le patois de la quotidienneté et le français de la correspondance, ce qui limite l’usage de la langue maternelle.
4-Qu’on confond trop souvent la langue avec la langue légitime au sens de Bourdieu, la langue normée, véhiculée notamment par l’école et par les élites ? La Cité de Villers Cotterets, on le voit, s’est bornée à nous enchanter des variantes hors norme, à déconstruire la vision monolithique du français.
C’est bien cette vision tolérante qui reste en mémoire lorsqu’on quitte le château, mais Il reste beaucoup de travail à faire entre grammairiens et spécialistes des outils numériques si l’on veut aboutir à une représentation du/des français. Et surtout (comme dans un château enchanté) est mise entre parenthèses pour le temps de la visite l’enjeu de la maîtrise d’une langue commune.
Quelques références
AVANZI Mathieu, 2023 [2020], Comme on dit chez nous. Le Grand Livre du français de nos régions, Paris, Le Robert.
CALVET Louis-Jean, 2004, Essais de linguistique. La langue est-elle une invention des linguistes, Paris, Plon.
HOEDT Arnaud et PIRON Jérôme, 2020, Le français n’existe pas. Paris, Éditions le Robert
il faut l’admettre, c’est le tourisme de masse. A 10 heures, les groupes sont déjà là et les parkings sont pleins. Des Asiatiques, surtout. Heureusement, ils sont discrets, mais on ne peut pas se mentir, ils sont très nombreux. La foule envahit la rue Claude Monet. De toute façon, en fait de rue de village, la rue Claude Monet est une enfilade de magasins de souvenirs, de cafés, de restaurants, le tout, il est vrai, très joliment restauré et fleuri.
Dans la maison de Monet, le tumulte est grand. On se presse, on se bouscule. On photographie sans trop savoir quoi pourvu qu’on figure sur la photo.
L’Atelier de Monet
C’est une maison de campagne, avec un atelier très vaste – une grange transformée sans doute-, une grande cuisine jaune, des faïences bleues, une importante collection d’estampes japonaises…
Mais le jardin est stupéfiant. Même en automne ! Et heureusement la foule est moins compacte.
Une fois passés les arbres entourés de minuscules cyclamens, l’allée centrale, couronnée d’arceaux est le miroir des tableaux de Monet. D’abord l’impression de profusion : une surabondance d’asters, de cosmos, de dahlias, de coreopsis, les dernières roses, des capucines qui débordent sur le chemin.
Sous ce soleil qui semble devoir briller toujours, on pourrait croire à une floraison sans fin. En fait, ce sont les fleurs d’automne qui sont là dans un jardin des quatre saisons savamment composé par le peintre-jardinier Mirbeau, évoque Monet. Quand il ne peint pas, le peintre jardine « en manches de chemise, les mains noires de terreau, la figure halée de soleil, heureux de semer des grains dans son jardin éblouissant de fleurs » (L’Art dans les deux mondes, C’est l’automne).
Le long des allées, le regard isole un dahlia d’un jaune lumineux sur le feuillage sombre,
Le Jardin de Monet. Le dahlia jaune
D’autres orangés incendient brusquement les buissons environnants. Et puis notre œil revient à un cadrage d’ensemble pour s’émerveiller des couleurs à foison, des fleurs hautes qui font une jungle de toutes les couleurs.
Il faudra revenir au printemps, au temps des tulipes, des myosotis et des iris. Peut-être que le jardin sera bleu et rose comme le montre un tableau du musée d’Orsay et comme le raconte Aragon dans Aurélien. « Elle vit les fleurs bleues. A leur pied, la terre fraîchement remuée. La petite allée vers la maison Le gazon clair. Et d’autres fleurs bleues. Elle s’appuya à la grille et se mit à rêver. Si l’on pouvait, en soi, quand les fleurs vont se faner, les arracher tout de suite, et en remettre d’autres ? Changer la couleur du cœur pendant la nuit… demeurer toujours à cet instant de la floraison parfaite… oublier… ne pas même oublier… ne pas avoir à oublier ».
Giverny. Le jardin bleu à Orsay
La silhouette du vieux Monet presque aveugle hante le roman d’Aragon. Dans ce jardin, on l’imagine moins comme un chef d’école que comme un sage, un maître de l’art de vieillir loin de l’agitation politique du monde.
Un petit chemin passe sous la route et permet de rejoindre l’étang des nymphéas. Une rive est doucement en train de passer au rouge.
L’autre bordée de bambous est restée verte et noire. On a installé là deux barques pour qu’on puisse imaginer des femmes en chapeau pêchant à la ligne sur la rivière.
Pour qui se penche sur l’eau, une végétation mystérieuse fait monter du fond de l’étang des couleurs qui ne fanent jamais.
Notre chef de chœur, Hugues Reiner a loué une maison-atelier rue Claude Monet. Il a invité ceux qui pouvaient à venir répéter. Dans le jardin arrière, on a dressé une table, apporté des chaises. L’herbe est tondue de frais.
Bientôt, il y a un déjeuner composé et servi par Hugues Reiner, qui affronte un déjeuner pour 30 comme s’il faisait ça depuis toujours. On rit fort. On s’interpelle. On apprivoise les prénoms des nouveaux…. Et maintenant, chut ! On se regroupe autour du piano. On répète. Je ne sais pas si nous chantons mieux, mais c’est un moment de partage émotionnellement fabuleux. On est très reconnaissants à Hugues de savoir inventer de pareilles rencontres.
De temps à autre, un touriste attiré par le chant entre dans la cour, passe la tête et nous prend en photo. Comme une attraction touristique de plus !
On est le 7 octobre. C’est le début de l’automne. Est-ce que c’est l’automne ? Il fait 27 degrés et les gens sont en T-shirts ?
– C’est la fin des saisons, a dit l’un de nous.
– C’est peut-être la fin, du monde, mais ça a des côtés plaisants. Ne boudons pas notre plaisir.
Aragon, Louis, Aurélien II, Paris, Folio II 526
Mirbeau, Octave 1891, Claude Monet et Giverny, Paris, Séguier (Carré d’art)
Pendant que l’auto file sur la route de Troyes, une rengaine d’enfant me revient en mémoire :
« Y a Troyes en Champagne Y a deux testaments, l’ancien et le nouveau oh oh oh oh, oh oh oh hoh ! Mais y a qu’un cheveu sur la tête à Mathieu Et y a qu’une dent dans la mâchoire à Jean »
Cette scie (comme on disait dans ma jeunesse) est étroitement associée à Troyes parce que j’ai oublié les paroles pour 4, 5 et la suite. 4 évangélistes ? 4 saisons, 4 éléments, 4 murs ou bien Catherine ? Il ne me reste qu’à chanter à tue-tête et encore et encore
« Y a Troyes en Champagne Y a deux testaments, l’ancien et le nouveau »
Cependant on arrive à Troyes et tout de suite aux ravissantes maisons à pans de bois. Partout en ville, il y a des façades où les poutres dessinent des dessins géométriques, lignes verticales croisant des appuis obliques, partout de hauts pignons coiffés d’un bonnet pointu.
Troyes. Maison à pans de bois
Ces maisons ont été bâties après le grand incendie de 1524 qui a conduit à rebâtir le tiers de la ville. Un édit de Sully obligeait à recouvrir l’ossature de bois par des crépis que le temps dégrada. Il n’y a pas si longtemps, Troyes était une ville délabrée et triste. Aujourd’hui, on a ôté les enduits, repeint le plâtre entre les poutres en couleurs ocre, rose, vert tendre.
Les dernières maisons sont en cours de réhabilitation ce qui donne une unité rare à la ville.
En cours de restauration
Le pavage à l’ancienne des rues ajoute au charme de la restauration.
Dans la rue des Chats où tout le monde vous envoie, les toits se rapprochent tellement que les chats passent d’un toit à l’autre. C’est là qu’il faut dîner en profitant du jardin Juvenal-des-Ursins s’il fait assez beau.
Troyes. Rue des Chats
Troyes est une ville d’églises et de musées. En bons touristes, on a couru sans parvenir à en faire le tour.
Voici l’église saint Pantaléon et son beffroi octogonal.
Eglise saint Pantaléon. Le Beffroi octogonalL’Arrestation de saint Crépin et saint Crépinien, patrons des cordonniers
Nous prenons à peine le temps de visiter le musée du Vauluisant qui présente de belles statues du 16e siècle. une section consacrée à l’art du vitrail permet de voir à hauteur d’œil la finesse d’exécution des maîtres verriers du 16e siècle
Troyes. Musée du Vauluisant. Figure au turban
Plusieurs vitrines sont consacrées à l’art profane. Le tableau le plus inattendu est une représentation en pied du maître boucher Jean Legas un peu avant sa mort. Tout paraît loufoque dans ce portrait, la nudité dissimulée dans une toge de héros antique, le petit chien qui sert de compagnie au lieu d’une famille de notable, la barbe de prophète ondulée qui tombe jusqu’aux genoux. La notice dit que Legas était connu dans la région pour cette barbe démesurée. Lors d’un séjour à Troyes en 1586, le Roi Henri III demanda à le rencontrer pour en juger par lui-même et constatant qu’on ne lui avait pas menti, assura à l’artisan son soutien pour que sa descendance assure le fermage des Boucheries de Troyes. Au temps où vivait Legas un roi de passage pouvait vous transformer en notable pourvu que votre barbe ne soit pas postiche.
Portrait de Jean Legas, Maître-boucher de Troyes 1586
Je regrette peu de n’avoir pas vraiment vu les salles consacrées aux machines permettant de fabriquer, tricot, mailles, bonnets. Il faudrait se faire tout expliquer et je ne suis pas même capable de me servir d’une machine à coudre, mais j’’apprends que l’entreprise Lacoste fondée en 1833 fait toujours confectionner des habits en France. C’est suffisamment rare pour être salué.
Cour de l’hôtel particulier de Vauluisant
La cathédrale a des vitraux qui se répondent étrangement. Dans le pressoir mystique comme dans l’arbre de Jessé du maître verrier Linbard Gontier (1625) un corps est étendu à la base du vitrail où se développe un arbre, mais l’imagier a figuré un supplice atroce dans le pressoir. Le Christ est allongé et laisse presser son sang qui tombe dans un calice comme du jus de raisin. Le cep qui sort de son corps se ramifie horizontalement et verticalement, d’un apôtre à l’autre, d’une grappe violette à l’autre. Je ne suis pas certaine que cette thématique perdure de nos jours.
Troyes. Le pressoir mystique. de Linbart Ganthier 1625
lLe vitrail de l’Ouest qui date du 19e siècle est une rosace pourpre encadrée de murs sombres.
A côté deux musées. Le Musée Saint Loup abrite une collection hétérogène, animaux empaillés, de vestiges archéologiques, de sculptures et de peintures classiques. A moins de foncer vers les œuvres-phares vantées dans les catalogues (L’homme au luth de Rubens, L’Enchanteur et L’Aventurière de Watteau, Esprit de Baculard d’Arnaud de Jean-Baptiste Greuze), le visiteur harassé s’épuise devant les douzaines de portraits de familles bourgeoises qui n’ont guère plus d’intérêt (ou autant) que la collection de photographies d’une vieille tante. Mais nous voici devant un Saint Michel transgenre qui sauve une trépassée des griffes d’un démon rabougri. La toile d Etcheverry raconte la mort avec tous les stéréotypes du temps, le cimetière, les cyprès, les tombeaux, le corps chaste et frigide de la morte. Etonnant !
Etcheverry. saint Michel protège une trépassée
Le musée d’Art moderne a été créé par Pierre et Denise Levy, un couple d’industriels qui a fait fortune dans la bonneterie (en s’appuyant sur la grande distribution pour vendre ses produits, voir le groupe Devanlay & Recoing) et a offert sa collection de plus de 2000 œuvres à la ville de Troyes : toute l’histoire de la peinture figurative entre 1850-1860 est évoquée. Une grande section d’art africain et des verres soufflés complètent l’ensemble.
Parmi tant de merveilles voici une biche de Courbet. D’où vient la lumière ? Pas du ciel, figuré seulement par un petit triangle bleu, mais de la neige elle-même, matière légère, crémeuse, nacrée, irisée. Elle n’est pas blanche, mais composée de dix couleurs différentes, tons bleus, tons ocre des arêtes du vallon juxtaposés en touches palpitantes. Comme après lui Sisley ou Monet, Courbet ne peint pas la neige sans évoquer les ombres noires. Ici c’est un arbre qui menace d’éteindre la lumière et le chevreuil isolé dans le vallon creux dont on ne sait s’il attend les chasseurs et la mort ou s’il se croit à l’abri.
Courbet. Une biche
C’est un plaisir de chercher les mots qui montrent ce qui était caché dans le tableau et qu’on voit soudain.
Dans le même genre de paysage mi-réaliste, mi-romantique se détache une toile de Narcisse Diaz de la Peña un membre de l’école de Barbizon qui jusqu’ici m’indifférait. Baudelaire lui reprochait ses « Papillotages de lumière tracassée à travers des ombrages énormes » (Le Trésor de la langue française, signale que le papillotage désigne le « manque de cohérence dans les rapports de lumière et de couleur »). Ch. Baudelaire, « Catalogue de la collection de M. Crabbe », dans OC II, p. 963, voir Julien Zanetta).
Pourtant la façon dont Narcisse Diaz de la Peña représente les lentilles d’or du soleil dans un petit coin de forêt m’enchante. C’est un sous-bois que rembrunissent les taillis et les fûts noirs des arbres, et que la lumière qui se mêle à l’ombre vient transformer en monde enchanté
Narcisse Diaz de la Pena. Fontainebleau
On marque un arrêt pour Maximilien Luce que je connais si mal, qui écrivait dans des revues anarchistes et qui peignait (de façon un peu raide ici) des ouvriers héroïsés, bâtisseurs d’un Paris vertical. Je rêve d’une histoire de l’art qui ferait une place plus importante à ces peintres du travail.
Maximilien Luce. Les Terrassiers
Les « fauves » sont très représentés. Je n’oublierai pas un beau Derain, ami proche de cette famille de collectionneurs.
Derain. Hyde Park
A Troyes, on peut voir ces beaux tableaux sans être entourés par la foule jacassante du Louvre ou d’Orsay. Personne ne vous bouscule pour une photo souvenir.
Il y aurait tant à regarder, mais nous partons. Nous n’aurons même pas vu la Cité du Vitrail près des berges de la Seine.
A lire : Julien Zanetta « Du papillotage : Baudelaire, sensations et illusions » Revue italienne d’études françaises, https://doi.org/10.4000/rief.9419
La cathédrale de Chartres est-elle plus belle que celle de Paris ? La question n’a guère de sens. La nef de Chartres est plus vaste (16 mètres de large contre 12 à Paris) ; elle est plus haute (115 mètres contre 96), mais on peut aimer tout autant Notre-Dame de Paris qui s’élève sur son île en forme de vaisseau, avec ses deux tours trapues. Je suis incapable de dire qui a les porches les plus ornés et je me soucie peu de savoir que la flèche de Notre Dame de Paris (celle-là même qui s’est effondrée dans l’incendie de 2019) a été rêvée par Viollet-le-Duc.
Flèche flamboyante de Chartres dessinée par Jehan de Beauce
Nous sommes à Chartres avec une amie férue de symbolisme et d’alchimie. C’est une expérience étrange d’écouter ce que je ne vois pas et qu’elle voit, cependant qu’elle néglige ce que je vois, soit parce que trop évident et ne nécessitant pas de commentaires, soit parce que trop loin de la lecture alchimiste sur laquelle elle se concentre.
Je n’ose pas demander de preuves (où sont les références savantes qui nourrissent son argumentation ? Que sait-on des intentions des commanditaires de la cathédrale ? De la culture des maçons ?). Mais ce qui m’étonne le plus c’est le lien qu’elle fait entre les mystères de Chartres auxquels elle s’intéresse et son expérience intime des forces qui la traversent dans certains lieux. En tournant autour de la cathédrale, l’amie s’est déjà sentie traversée par des ondes qui ont rempli son corps et déclenché ses règles. C’est pour elle une confirmation de la puissance d’un site propice à la fécondité, depuis très longtemps puisque son caractère sacré date au moins du temps des Celtes où les shamans percevaient mieux les flux d’énergie qui parcourent la terre : la cathédrale a été édifiée sur un dolmen. « Cela suppose, dit-elle, d’être un peu medium, en connexion avec les forces naturelles… Il y a tant de choses qu’on ne comprend pas ! » Elle propose donc de s’ouvrir à l’attraction étrange que Chartres exerce sur certains, dont elle, indépendamment de sa beauté.
Les statues des portails
Devant le portail royal, elle fait remarquer le Christ à l’intérieur d’une mandorle (entouré d’une représentation des rayonnements cosmiques qui transforment la matière en lumière). Le Christ comme alchimiste suprême ? Elle passe sans rien dire devant les fières statues-colonnes :
Chartres. Statues-Colonnes. Photo Alain FlumianChartres. Portail Royal
Elle préfère s’intéresser aux livres dans les mains des saints : fermés, ils représentent le savoir profane ; ouverts et rendus vifs par l’étude, ce sont des signes pour les initiés…
Chartres. Le livre fermé. Photo Alain Flumian
Elle est indifférente aux scènes de la pesée des âmes où le sculpteur montre joyeusement des diables embarquant vers l’enfer sa cargaison de pêcheurs, y compris une religieuse qui s’est sans doute laissé séduire par le rire engageant du démon. J’aime au contraire ce goût pour le rire et j’aurais voulu que son commentaire fasse une place aux diables divertissants qui bousculent la frontière du saint et du profane.
Cathédrale de Chartres. Porche Sud. Les démons emmènent des pêcheurs en enfer
Bleu et rouge couleurs des alchimistes
Elle se désole de ne pas pouvoir nous monter la crypte (qui se visite seulement une fois par jour à 14 heures). Nous aurions pu pénétrer dans les profondeurs de la terre, nous rapprocher du dolmen toujours enfoui sous la cathédrale puis nous serions remontés des ténèbres à la lumière, de Notre-Dame-Sous-Terre à Notre-Dame-d’en-haut posée sur un ancien pilier du jubé, à l’entrée nord du déambulatoire. Nous aurions mieux compris la cathédrale enracinée dans le sol mais menant vers le ciel.
Nous nous consolons avec les vitraux.
Verrière. Photo A. Flumian
Dès qu’on lève les yeux, quelque chose en nous chavire devant la projection des hauts piliers ménageant entre les pierres les vitraux qui ont fait la gloire de la cathédrale.
Chartres. Vitraux de l’abside. Photo Alain Flumian
Nous regardons rapidement les statues du 16e et du 17e qui font le tour extérieur de la clôture du chœur. Il est vrai que l’aimable Marie qui présente son enfant aux Mages n’a pas grand-chose de commun avec Notre-Dame de la belle Verrière dont Claudel écrit quelque part qu’il ne sait si elle le regarde avec une bouche triste ou si elle sourit. La dentelle de pierre qui encadre la scénette du 16e siècle est presque trop gracieuse.
Jehan Soulas, Adoration des Mages (à gauche la Circoncision)
Le labyrinthe
Un dernier arrêt devant les fragments du labyrinthe tracé sur le pavage de la nef. Ces pavés noirs sur le fond blanc de la nef avec leurs circonvolutions, leurs lignes qui se replient sur elles-mêmes réinterprètent le labyrinthe grec où Thésée s’aventura, tua le Minotaure et revint à son point de départ grâce à la bobine de fil remise par Ariane.
L’allégorie chrétienne va dans un autre sens puisqu’elle invite à se diriger vers le centre. Elle symbolise le chemin de la vie, donne un sens aux errances de la vie ordinaire, en affirmant, qu’au terme du parcours, le chrétien ne reviendra pas à son point de départ et qu’il accèdera à la lumière du monde divin.
Nous ne suivrons pas le labyrinthe plus ou moins dissimulé par les chaises. Il est découvert un certain nombre de vendredis dans l’année et les fidèles en quête de purification sont invités à cheminer en priant tout le long de la ligne noire, ce qui fait 260 mètres.
J’ai oublié bien d’autres rapprochements, mais pas l’étrange impression laissée par cette visite où l’on m’a parlé de forces magiques, de signes secrets laissés par des artisans adeptes de l’alchimie, de détails minuscules à mes yeux, comme ces livres que les statues tiennent ouverts ou fermés. Là où je faisais une expérience esthétique… je prenais conscience que ce monument pouvait renvoyer à une tout autre réalité. Nous regardions la même cathédrale et nous ne voyions pas la même chose.
Du moins, cette lecture, si proche de l’interprétation des surréalistes se plaisant à louer dans Notre-Dame de Paris un « immense monument alchimique », rend-elle à la cathédrale de Chartres sa fonction initiatique de livre de pierre.
On les avait attendus pendant qu’ils se perdaient, rebroussaient chemin, repartaient sans trouver la route forestière de la reine Amélie. A la fin cependant, ils étaient parvenus au parking où ils avaient retrouvé leurs amis affamés et stoïques qui patientaient. Le sentier Denecourt n°2, point de départ de leur promenade, est situé tout près de la gare d’Avon, inaugurée en 1849. Il rappelle le temps où la forêt est devenue accessible aux Parisiens pourvu qu’ils puissent payer le prix du trajet, équivalent à un jour de salaire d’ouvrier. Pour ces premiers touristes, peintres, écrivains, bourgeois… Denecourt avait inventé des balisages bleus, marques d’orientation permettant d’explorer la forêt sans se perdre, il avait même fait ajouter par les carriers quelques défilés romantiques de son goût. (voir https://passagedutemps.com/2020/05/18/le-chemin-des-25-bosses-a-partir-du-cimetiere-du-vaudoue-fontainebleau/)
Principales curiosités du début du chemin Denecourt
L’air avait quelque chose de blême et d’humide comme en attente de la lourde averse qui allait déverser un flot d’eau pendant une demi-heure et cesserait tout à coup. Cette brume rappelait la lumière des pays asiatiques avant la mousson.
Au début du chemin, un merle, le seul de la promenade, chantait de tout son cœur. Ses trilles sonores les avaient accompagnés longtemps. Après dans la forêt, vide d’oiseaux, n’avaient plus retenti que des cris de promeneurs.
L’éponge ou le chaos
Ils étaient très vite parvenus à la roche éponge, longtemps une des curiosités célèbres de la forêt. Le calcaire mêlé au grès, plus sensible à l’érosion s’était dissout et avait laissé place à de petits cratères.
Rocher-éponge. Fragment
Les ignorants, moins férus d’énigmes géologiques peuvent préférer les amoncellements de grès, fissurés, cassés en deux par l’érosion, entassés au bord des sentiers.
Plus loin, Denecourt avait fait aménager ou restaurer des fontaines en recueillant grâce à des caniveaux les filets d’eau glissant sur les bancs de grès imperméables. Les charmes de la fontaine Désirée (du nom de la femme du conservateur forestier de Bois d’Hyver), ont été décrits dans des vers désuets par le chef du bureau des forêts en 1852 :
D’Henri quatre, charmants déserts, Du Druide, antique demeure, Chênes brisés, pins toujours verts, Roche qui baille ou bien qui pleure ! Si, par votre aspect enchanteur, Ma vue est encore attirée, L’objet qui charme seul mon cœur, C’est la Fontaine Désirée.
Le soir, voyageur égaré, Elle t’offre un paisible ombrage ; Dans le jour, au pâtre altéré, Elle procure un doux breuvage. Dans le pur cristal de son eau, Plus d’une nymphe s’est mirée, On grava son nom sur l’ormeau De la Fontaine Désirée.
On ne se risquerait plus à boire l’eau d’une couleur d’orange pourrie qui a remplacé « le doux breuvage » chanté par le poète.
Vient ensuite la tour Denecourt bâtie en 1851 à la gloire de celui que Théophile Gautier avait baptisé le Sylvain. D’en haut, on peut voir la forêt sur 360° .
Un décor pour film médiéval
Sous un abri des jeunes gens tournaient un film médiéval avec une princesse à longue chevelure et un guerrier à cotte de mailles, casque décoré de cornes de bovidé et… chaussures de marche à semelle de caoutchouc
La princesse… et le guerrier
La forêt où on s’égare
Après le carrefour de la butte à Geay, les marques bleues du sentier Denecourt n° 2 se mélangeaient avec les marques des sentiers transversaux, aussi croisait-on sans cesse des promeneurs perdus : une Allemande qui marchait d’un pas décidé sans parvenir à retrouver la tour Denecourt ; un couple qui courait, revenait sur ses pas, repartait ; une jeune femme qui baladait un dalmatien… Des passants se hélaient « Pouvez-vous me dire où je suis ? » et les réponses se révélaient fausses. Le petit groupe malgré la consultation de la carte et l’observation du ciel, partit dans la direction opposée au but de la promenade finit par renoncer et reprit le chemin de l’aller.
On ne pouvait que penser à Dante égaré dans un bois devenu symbolique, « la voie droite étant perdue ».
Petits trésors du chemin
Il suffit cependant d’être dans la bonne disposition d’esprit pour voir surgir des merveilles. Cet essaim d’abeilles installé au bord du chemin, brun gris, presque confondu avec les feuilles mortes. D’où viennent ces abeilles sauvages ? Est-ce qu’elles vivent dans le creux des chemins ? Est-ce qu’elles se sont égarées comme nous ?
Les Abeilles
Un buisson de genêts au tournant, papillons de lumière éclairant le chemin, insouciants de répandre tant de parfum et de beauté au milieu de la masse plus terne des buissons.
Les noms ont un extraordinaire pouvoir sur notre esprit. S’il n’y en a pas, les fleurs ne procurent guère qu’une impression globale de couleur, de parfum et de lumière. Le nom donne l’impression d’attraper quelque chose de la nature. C’est pourquoi, elle distribuait (au hasard de vagues souvenirs) des noms qui équivalaient à dire « j’ai déjà rencontré cette fleur. Je la connais » tandis que son compagnon cherchait dans les applications google et était satisfait lorsqu’il avait bien distingué la moutarde et la grande chélidoine.
La dernière auberge
Et le soir, une auberge accueille les marcheurs du dimanche et leur évite les embouteillages du retour. La dernière auberge de la forêt, La Croix d’Augas.