Pour une fois, c’est en province, dans la ville sinistrée par la crise de Villers-Cotterêts qu’un chef d’État a choisi de fonder en son nom un établissement culturel prestigieux. Emmanuel Macron a inauguré en novembre 2023 la Cité internationale dans le château qui, a-t-il dit, « menaçait de s’effondrer, [en 2017] patrimoine en péril. Et je prenais alors le soir même, à Reims, l’engagement de pouvoir raviver ce lieu, de lui redonner sa force, sa beauté, d’y retrouver l’histoire » (Discours d’inauguration 2023).
François Ier a signé la célèbre ordonnance de 1539 à Villers-Cotterêts. L’ordonnance regardait pour l’essentiel l’unification du droit dans le royaume. Cependant deux articles concernaient la langue des textes administratifs et les décisions de justice : les actes notariés, les archives et les déclarations de baptême ne seraient plus rédigés en latin, mais en langue maternelle « françoise et non autrement ». On a beaucoup glosé pour savoir si le latin était la cible de l’édit, ou tout autant les dialectes parlés par les sujets des provinces. Le parcours s’achève en tout cas par une réflexion sur les liens du pouvoir et des parlers qui s’emploient sur un territoire.

Le parcours de visite, au premier étage, est constitué de quinze salles et d’une salle d’introduction sur le château et son territoire. Il se termine par la chapelle royale décorée par des sculptures influencées par la renaissance italienne.


Le parcours, consacré à la langue française, a été conçu sous le commissariat scientifique de Xavier North, un haut fonctionnaire qui a été délégué à la langue française et aux langues de France (très favorable aux langues régionales), de Zeev Gourarier actuel directeur du Mucem de Marseille (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), d’Hassane Kassi Kouyaté, un metteur en scène, conteur et acteur burkinabè qui dirige le Festival international de la francophonie, de Barbara Cassin, enfin. Spécialiste des philosophies grecques, elle est la directrice du Dictionnaire des intraduisibles dont l’objet est l’histoire des vocabulaires européens de la philosophie. Ce dictionnaire se penche sur des mots qui jouent un rôle dans les systèmes des philosophes européens, mais ne se correspondent pas exactement d’une langue à l’autre, ce pourquoi ils font l’objet de tentatives de traduction sans cesse recommencées : comment traduire spleen, saudade, mélancolie qui ne disent pas la même chose; mind qui n’est pas Geist ou esprit… ? A l’exception de Barbara Cassin qui a une large compétence de lexicographie culturelle, les responsables ne sont pas des linguistes, mais des intermédiaires culturels connus pour leur ouverture aux apports de toute la francophonie.
On comprend que la Cité réserve une place notable aux rapports du français et des autres langues. A l’accueil, comme un manifeste, la verrière joliment baptisée « ciel lexical » nous invite à jouir de la diversité des mots (et à constater nos lacunes) : « wassingue » (serpillière, Picardie, Belgique), « ambianceur » (personne qui met de l’animation, Afrique), « chelou » (louche, en verlan) « carabistouille » (baliverne, bêtise, Belgique), « divulgacher » (gâcher l’effet de surprise d’un spectateur ou d’un lecteur, Québec), voisinent avec « prose », « dialogue des cultures » ou « Alexandre Dumas » qui est un enfant du pays. La cité de la langue française n’est pas là pour dire la norme, mais pour inviter à jouir de la richesse foisonnante des vocabulaires français.

Le parcours s’appuie sur des dispositifs audiovisuels dont beaucoup sont présentés sous forme de jeux permettant des interactions avec le public. La section « Une langue-monde » insiste sur le grand nombre de territoires qui se réclament de la francophonie

Le tableau est davantage politique que linguistique : il ne met pas en avant les avancées de l’anglais comme langue étrangère, et le recul du français comme langue locale, par exemple dans le Maghreb. Du moins, il a l’intérêt de montrer aux visiteurs que l’avenir du français se joue en Afrique ! Le lien entre l’expansion du français et la colonisation est abordé à travers une dénonciation de l’oppression sous couvert de civilisation, par exemple dans une caricature de l’Assiette au beurre (1911), mais aussi dans les déclarations d’intellectuels revendiquant la langue française comme un butin. Le directeur de la cité résume : La langue française est une culture partageable. Elle appartient à ceux qui la parlent. C’est la liberté qu’on se donne de parler une langue qu’on choisit ».

Les salles suivantes évoquent les capacités expressives du français, Une grande bibliothèque pour rappeler que le français est une langue d’écrivains. Plusieurs milliers d’ouvrages écrits en français, de tous les continents, de toutes les époques et de tous les genres (romans, poésie, essais, bande-dessinée, littérature jeunesse…) sont présentés et « consultables sur place ». Mais qui va se mettre à lire au milieu du brouhaha ? Il n’y a nulle part où se poser. La grande bibliothèque, c’est de la frime.
Le jeu peu convainquant du bibliothécaire virtuel invite le visiteur à répondre à une série de questions, au bout desquelles, il propose une recommandation de lecture ! Une caricature de chatGPT à mon avis ! Il est difficile d’inventer des dispositifs « drôles » capables de parler de littérature !
Les salles suivantes présentent une image de la création qui passe par des moyens populaires : le rire de MysTic

La colère des humiliés.

Une langue est un objet virtuel. Comment en parler ?
Les organisateurs du parcours sont assez à l’aise avec la célébration des voyages des mots d’une langue à l’autre. Le parcours montre que le français s’enrichit des langues dont il se nourrit : sous un dôme, s’affichent quelques-uns des emprunts aux langues germaniques, à l’arabe, à l’italien, au grec, au sanskrit, à l’anglais bien sûr… des exemples développés permettent de suivre les évolutions d’abricot (à partir de l’arabe) ou de sirène, du chant des sirènes à la sirène des pompiers (à partir du grec). Evidemment quelques mots, c’est suggestif, mais cela ne permet pas de se faire une idée de la masse des emprunts ou de l’importance de la polysémie. Et le visiteur ne saura trop quelles sont les causes (conquêtes militaires, échanges commerciaux…), ni quels sont les acteurs qui ont apporté ces mots.
Comment prononçait-on les Serments de Strasbourg ?
Un dispositif sonore permet d’écouter les voix réelles ou reconstituées de personnages historiques. C’est sûrement un choc pour un élève de découvrir qu’il ne comprend pas la façon de parler de François Ier (on peut entendre la reconstitution de sa voix dans le parcours virtuel de la cité à l’adresse https://www.cite-langue-francaise.fr/decouvrir/le-parcours-de-visite
La norme orthographique
Deux youtubeurs belges, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron posent des colles à un jeune public ravi : Comment écrit-on « parasol » : avec un s ou deux ? Pourquoi il n’y a pas de « s » à « va au lit » alors qu’il y en a un à « réponds à la question » ?


Les commentaires des deux compères sont à la fois drôles et bien informés, mais Je ne suis pas sûre que l’outil numérique permette aux enfants de se poser, d’écouter ce qui est dit… encore moins de l’assimiler !
Les salles suivantes ont recours entre autres à des sketches pour faire réfléchir le public à la difficulté d’éliminer les anglicismes, si commodes, ou aux « micro-agressions » à l’égard de personnes issues d’une communauté dévalorisée. Par exemple à partir d’une scène des Femmes savantes où une bourgeoise se moque des fautes de grammaire de sa servante, on est conduits à réfléchir à ce que peut avoir de vexatoire la demande faite à un picard d’origine populaire qui arrive dans une soirée branchée de montrer comment on « parle ch’ti » .
Le statut d’une langue a une dimension politique, particulièrement en France qui n’a pas une définition ethnique, mais une définition politique de la nation. D’où l’importance de l’école chargée au 19e siècle de généraliser le français. Même si le français est un artefact, il a été efficacement imposé ce qui a eu pour conséquence de ravaler la multiplicité des parlers locaux au rang de parlers sans statut.
La langue n’existe pas
« La langue n’existe pas ! Il ne fallait donc pas faire cette cité » . Que veulent dire par là les opposants au projet de la cité et plus largement une bonne partie des sociolinguistes ?
1-Que le français est une construction historique et pas un objet naturel ? C’est un thème largement évoqué dans le parcours.
2-Que les langues n’existent « pas sans les populations qui les parlent » ? La critique porte davantage car les dispositifs audio-visuels qui sont faits pour jouer et pour être utilisés rapidement ont du mal à évoquer les raisons qui font par exemple de l’arabe médiéval un pourvoyeur de mots savants comme zéro, algèbre, bien différents du bled et du toubib importés à l’époque de la colonisation.
3-Que les langues doivent être outillées et en particulier disposer d’une écriture codifiée ? Cette question n’est pas abordée et pourtant je me souviens d’une lettre envoyée pendant la Grande Guerre par un soldat occitan à sa famille : mal à l’aise dans son français scolaire, G. annonce d’abord à ses parents qu’il va écrire « en patois (c’est le terme qu’il utilise) » :
je me trouve bien embarassé (sic) pour vous raconter quelque chose, je vais essayer si en patois ça pouvait mieux réussir. A la fin de sa lettre, il écrit qu’en l’absence d’orthographe codifiée, il renonce :
Enfin je vois que je vous ferai perdre votre temps pour déchiffrer tout ce patois (cité dans Martin 2014).
Bref, les conventions orthographiques du français sont les seules dont disposent scripteurs et lecteurs quand ils ne sont pas des lettrés qui militent pour la renaissance des langues régionales. Il y a dès lors rupture entre le patois de la quotidienneté et le français de la correspondance, ce qui limite l’usage de la langue maternelle.
4-Qu’on confond trop souvent la langue avec la langue légitime au sens de Bourdieu, la langue normée, véhiculée notamment par l’école et par les élites ? La Cité de Villers Cotterets, on le voit, s’est bornée à nous enchanter des variantes hors norme, à déconstruire la vision monolithique du français.
C’est bien cette vision tolérante qui reste en mémoire lorsqu’on quitte le château, mais Il reste beaucoup de travail à faire entre grammairiens et spécialistes des outils numériques si l’on veut aboutir à une représentation du/des français. Et surtout (comme dans un château enchanté) est mise entre parenthèses pour le temps de la visite l’enjeu de la maîtrise d’une langue commune.
Quelques références
AVANZI Mathieu, 2023 [2020], Comme on dit chez nous. Le Grand Livre du français de nos régions, Paris, Le Robert.
CALVET Louis-Jean, 2004, Essais de linguistique. La langue est-elle une invention des linguistes, Paris, Plon.
HOEDT Arnaud et PIRON Jérôme, 2020, Le français n’existe pas. Paris, Éditions le Robert
MACRON Emmanuel, 2023 Inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts. | Élysée (elysee.fr)
MARTIN, Jean-Baptiste, 2014, Les poilus parlaient patois. Documents dialectaux de Rhône-Alpes, Lyon : EMCC.