J’ose écrire quelques mots à propos de la remarquable exposition dédiée aux derniers mois de Van Gogh à Auvers-sur-Oise : il reste deux mois de vie au peintre avant son suicide à 37 ans, deux mois pendant lesquels il a peint 74 tableaux, dessiné et gravé 33 dessins et presque tout a été réuni à Orsay. Je n’ai pas la prétention d’ajouter quoi que ce soit aux connaissances qu’on a sur lui, mais je lis en ce moment les cours de Deleuze sur la peinture et malgré mes difficultés pour comprendre bien des pages du philosophe, je voudrais partager des formulations qui m’ont aidée à voir cette peinture en la rapportant moins à l’émotion, qu’au courage et à l’obstination qu’il faut pour se dissocier de son temps et peindre contre la majorité.
« Les peintres luttent sans fin contre les clichés qui envahissent la toile avant que la moindre touche de peinture ne soit posée, avant que la peinture ne commence. L’art n’est pas une bataille contre le blanc, mais contre le déjà-là, les lieux communs de la représentation inventés à la Renaissance » (Sur la peinture, p. 50)
Deleuze cite aussi Bacon : « Si vous ne passez pas votre toile dans une catastrophe de fournaise ou de tempête, vous ne produirez que des clichés » (Francis Bacon : Logique de la sensation p. 83-86, p. 43 dans Sur la peinture).
Les commissaires ont épinglé sur une carte d’Auvers-sur-Oise les photos anciennes des lieux qui inspirèrent les œuvres et ils ont localisé jusqu’aux racines d’arbres, objets de l’ultime peinture, mais pour moi, le tableau n’est pas la reproduction, ce qui me fascine, c’est le travail de Van Gogh pour transfigurer le réel jusqu’au dernier jour de sa vie.
Animer des aplats de couleurs
Plutôt que telle vue sur la plaine, je « reconnais » les couleurs et les touches en virgules qui font vibrer le paysage. Deleuze écrit que ces virgules et ces colimaçons ont permis à Van Gogh de quitter les tons « boueux » de ses premiers tableaux et d’entrer dans la couleur.
J’approche : des traits apparemment jetés au hasard donnent un rythme aux aplats de peinture. Grâce à eux, et grâce aux formes pointues des meules, le jaune projette sa lumière jusqu’aux collines bleues de l’arrière-plan.

Les gestes de Van Gogh remplissent la toile de lignes et font apparaître le jaune comme foyer de lumière.
Un champ vert, orienté verticalement par les rayures du blé en herbe, et c’est la représentation du mouvement du vent. (Trois coquelicots éveillent le vert bleu de ces brins de blé). Le second plan ce sont des aplats jaunes, crème et vert. A l’horizon, la ligne des arbres en coquilles d’escargots délimite le coteau. Enfin, dans une variante du geste d’enroulement, voici des volutes d’un gris bleuté sous le bleu dur, et ce sont les nuages.

J’ai longtemps vu les reproductions du Champ aux corbeaux à travers Artaud. Je déchiffrais les calligraphies de l’angoisse dans les corbeaux noirs, dans les giclées marron, blanches qui tournoient au ciel, dans le champ convulsif. Van Gogh était l’incarnation du lien entre folie et génie ; il était le martyre de l’intolérance de la société :
Un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain […]
Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparé la vie.

Deleuze voit dans sa technique le résultat d’une pensée et non l’expression frénétique d’un malade. Il invite à comprendre les tableaux comme un travail sur les couleurs Rouge, jaune, et bleu : l’œil accompagne le chemin rouge qui traverse le jaune des blés de bas en haut, la bande du milieu un peu incurvée, a commencé bien avant le cadre du tableau, et se prolonge par le vol des corbeaux qui mène au bleu, d’autant plus bleu qu’il est assombri par les nuages clairs.
Les portraits et la couleur
Van Gogh a écrit en 1890 :
Ce qui me passionne le plus, beaucoup, beaucoup davantage que tout le reste dans mon métier, c’est le portrait, le portrait moderne. Je le cherche par la couleur et ne suis certes pas seul à chercher dans cette voie » (lettre à sa sœur Willemina citée dans Deleuze p. 340)
Suivant de près les explications du peintre, Deleuze explique qu’il utilise à cet effet les « tons rompus », un mélange de deux couleurs complémentaires avec dominance de l’une :
Un bleu rompu c’est un mélange bleu-orange avec dominance de bleu. Vous rompez le ton. Le même ton sera pris deux fois : comme ton vif et comme ton rompu (Deleuze p. 342)
J’essaie d’examiner le visage du docteur Gachet : il émerge d’un fond bleu intense, mais « son frac » est travaillé par les lignes serpentines orangées, et le visage rappelle la chevelure (Tiens ! Gachet est roux comme Vincent). Pas de passage progressif, de demi-teintes. Van Gogh pose des couleurs qu’il énumère :
Je travaille à son portrait la tête avec une casquette blanche, très blonde, très claire, les mains aussi à carnation claire, un frac bleu et un fond bleu cobalt, appuyé sur une table rouge sur laquelle un livre jaune et une plante de digitale à fleurs pourpres…(Lettre de Van Gogh à son frère Théo, 4 juin 1980)

Il faudra que je revienne afin d’apprivoiser ce que veut dire exactement modulation et pourquoi c’est dans le portrait que s’invente, dit Deleuze, le nouveau régime de la couleur. Van Gogh est-il si loin du vitrail avec ses couleurs cloisonnées, juxtaposées sans transitions ? Mes souvenirs de collégienne me rappellent que l’orange des cheveux est la couleur complémentaire du bleu, que le rouge violent de la table a pour complémentaire le vert de la digitale, que les contrastes de bleus et de rouge donnent de l’intensité au beige qui aurait sinon éteint le visage.
Je n’ai pas le langage pour traduire en termes techniques le travail sur le portrait d’Adeline Ravoux dont le visage de trois-quarts se découpe sur un fond noir avec dans le coin droit un buisson de roses décoratif. Ce qui m’interpelle, c’est l’architecture du visage rendue par des juxtapositions de couleurs (plutôt que par des dégradés). J’y retrouve le jaune de la chevelure et une modulation du vert de l’habit. Je m’aperçois alors que les feuilles du rosier sont comme un écho assourdi du jaune-vert du visage. Le grand jeu du peintre est-il de nous dire que toutes les couleurs sont disponibles pour rendre la chair et qu’elles s’organisent selon leur vie propre ? Je reviendrai, armée de Deleuze

Les Racines
De cette visite, j’emporte encore le souvenir du ciel d’orage avec sa lumière d’avant la pluie :

Et puis la dernière image des racines. Les commissaires de l’exposition soulignent que ce tableau ancré dans la terre, n’a rien à voir avec la recherche de l’abstraction.

Cependant le travail du cadrage attire le regard sur une réalité d’ordinaire peu visible.
Van Gogh, fils de pasteur qui a voulu devenir pasteur, est aussi le peintre de nouveaux « motifs » négligés: paire de vieux souliers, lit de fer dans une chambre étroite, chaise de paille dont le jaune intense remplit la toile. Ces objets de pauvres sont-ils des symboles de la simplicité christique ? On pense à cette leçon du Christ dans le Sermon sur la montagne : « Préférez l’humilité à la grandeur. Ce qui est petit est immense ».

Peut-être chaise nue et racines, devenues sujet principal et non fragments secondaires de scènes religieuses ou historiques, affirment-elles simplement leur présence entêtante de choses et rappellent que l’art de Van Gogh nous parle au-delà d’un art de la couleur fût-il éblouissant.
Gilles Deleuze, 2023, Sur la peinture, Paris, Editions de Minuit.
Lettre de Van Gogh à son frère Théo, 4 juin 1980, https://www.surlespasdevangogh.fr/638-lettre-de-vincent-van-gogh-a-theo-van-gogh-auvers-sur-oise-le-4-juin-1890.html
Cette exposition est vraiment très chargée en émotions, en découvertes. Découvertes des touches en peinture, en virgule, en hachures (presque de la gravure) en à-plats, en courbes pour les arbres….Recherche de couleur, la partie » palette » est aussi surprenante.
Merci encore pour le conseil de la Carte Blanche à 9h du matin avant l’ouverture. j’ai pu profiter d’es tableaux avant que la foule n’envahisse les salles.
J’i été surprise par les verts que je n’attendais pas. Ces blés verts presque abstraits!
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Ah ! Les couleurs et Van Gogh, au fur et à mesure de ses déménagements depuis les teintes terreuses des Pays-Bas, en passant par les bleus éclatants de Provence et, tu as raison , les verts, certains quasi phosphorescents d’>Auvers-sur-Oise…
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