Manet et Degas à Orsay

Alors, cette exposition ?

Il aurait sans doute mieux valu s’abstenir de commentaires sur des peintres majeurs qui sont tous deux des acteurs essentiels de la nouvelle peinture des années 1860-80. Du moins, ils donneront peut-être envie à mes lecteurs de relire Malraux ou Foucault. Les Voix du silence m’ont appris à aller voir ce que Malraux appelait « la picturalisation du monde » de Manet : « le vert du balcon, le peignoir rose d’Olympia, le balcon framboise du petit Bar, l’étoffe bleue du Déjeuner sur l’herbe, de toute évidence sont des tâches de couleur, dont la matière est une matière picturale, non une matière représentée » (1951, p.114)

Et bien sûr l’exposition permet de revoir le Balcon si célèbre, son fond noir qui contraste avec les robes blanches des femmes, avec la note vert cru des volets et des ferronneries du balcon.

https://www.arts-in-the-city.com/2023/03/24/manet-degas-au-musee-dorsay-en-images-lexposition-sublime-de-deux-geants-de-la-peinture/

Même dans une esquisse comme le portrait de sa femme avec un chat sur les genoux, il y a ce noir puissant qui par contraste fait paraître la couleur plus fraîche et vibrer la masse pyramidale de la robe rose.

Madame Manet

Et la puissance des noirs de Manet qui rend le regard lumineux n’est jamais aussi forte que dans les portraits de Berthe Morisot :

Berthe Morisot reposant

Plus tard, Foucault m’a conduite à m’intéresser à la stylisation brutale de cet art. Il rappelait que la peinture ancienne s’évertuait à tricher grâce aux obliques pour évoquer la troisième dimension. Manet, disait Foucault, avait entrepris de ramener le regard sur la surface du tableau délimité par le cadre en barrant ce point de fuite.

Sur la plage

L’important n’était pas que la plage soit ressemblante, mais qu’elle figure en quelque sorte autant le tableau que le sujet : les bandes horizontales ont la densité de la peinture, sable beige, mer et ciel bleus (clair tirant vers le blanc, sombre puis clair à nouveau tirant vers le rose). Elles contrastent avec les verticales des personnages, l’ensemble rappelant le cadre.

Quand j’allais voir Manet avec Foucault je « voyais » d’abord la fin des illusions de la représentation qui permettait de faire advenir le tableau comme matérialité.

Je suis aujourd’hui, peut-être sous l’influence du mouvement féministe, sensible à la provocation réaliste des œuvres exposées :

Le regard de Victorine Meurent, modèle d’Olympia, est direct, intense. Il me tire vers l’intérieur du tableau, mais il regarde aussi à travers moi, au loin, refusant toute complicité et son opacité même semble dénoncer l’ordre masculin.

Olympia

Et Degas ?

Ce billet est bien mal rédigé ! J’ai escamoté Degas alors que l’exposition est justifiée par un parallèle évoquant les relations des deux peintres pendant leur vie, leur rivalité, leur amitié et la proximité de leur recherche. Pas d’excuses, sinon que Manet, pour moi, est incomparable… Il me semble par ailleurs que Degas est un peu desservi par la  faible présence des pastels où il est prodigieux. Or ceux-ci sont regroupés dans l’exposition Pastels. De Millet à Redon qui se tient dans une salle voisine du musée.

L’intérêt pour la vie des humbles, serveuses de bar, prostituées, repasseuses, lavandières, danseuses du corps de ballet, rapproche Manet et Degas dont les plus beaux tableaux s’éloignent des genres nobles et de la mythologie. Abandonnant la grande histoire, ils peignent des lieux et une époque modernes, cafés, et salles de spectacle (plutôt coulisses des salles de spectacles).

La Repasseuse

Le rapprochement oblige aussi à s’intéresser aux différences. Quand Degas montre des scènes intimes de bain et de coiffure, c’est en dissimulant le visage des modèles ramenés à des corps anonymes.

Degas

Ce qui me touche, dit une amie, c’est que les corps de Degas sont détachés du souci de plaire. D’habitude, dans la peinture, les femmes projettent des ondes érotiques puissantes. Elles se redressent, ou s’offrent, elles se cambrent ou s’abandonnent, mais on n’oublie jamais qu’elles sont faites pour être regardées. Au fond, la publicité ne fait que prolonger les leçons de la peinture. Partout dans les villes, on lit des injonctions : « Perdez du poids ! Faites du sport ! Plus qu’un mois avant la plage ! » Cet appel à une auto-évaluation permanente rappelle la parade des femmes pour les hommes. Degas, lui, montre des corps traversés par la fatigue qui ont renoncé à se mettre en scène ; les prostituées entre deux clients se lavent, s’essuient ou se coiffent, absorbées dans des soins de toilette sans coquetterie. Les danseuses ont abandonné leur port de tête, les clientes des cafés, épaules tombantes et regard perdu n’ont aucun désir de plaire.

La présence de ces corps féminins fatigués m’émeut beaucoup.

Deux références

Foucault, Michel, 1971, https://etyen.be/sites/default/files/professeur/lapeinturedemanet_foucault.pdf

Malraux, André, 1951, Les Voix du silence. La galerie de la Pleiade, Paris Gallimard.

2 réflexions sur “Manet et Degas à Orsay

  1. C’est ce noir profond et vibrant de lumière qui me séduit tout particulièrement dans les portraits de Berthe Morisot, au bouquet de violettes, à l’éventail.
    Toutes les couleurs semblent irradier à partir de ce nouveau originel.
    Par une association tout à fait fantaisiste, j’y vois un mystérieux trou noir au coeur de la voie lactée.
    Par comparaison, les noirs superposés de Soulagés me paraissent trop lisses, sans arrières mondes, d’aucuns, d’ailleurs, se prennent à couler maintenant…
    Sonia, tu me donnes ma prochaine idée de lecture avec les voix du silence de Malraux.

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  2. C’est ce noir profond et vibrant de lumière qui me séduit tout particulièrement dans les portraits de Berthe Morisot, au bouquet de violettes, à l’éventail.
    Toutes les couleurs semblent irradier à partir de ce noyau originel.
    Par une association tout à fait fantaisiste, je pense que mystérieux trou noir au coeur de la Voie lactée.
    Par comparaison, les noirs superposés de Soulages me paraissent trop lisses, opaques, sans arrières mondes, d’aucuns , d’ailleurs, se prennent à couler…

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