Jusepe de Ribera et les apôtres. Visite de l’exposition Longhi au musée des Beaux-Arts de Caen

Au musée des Beaux-Arts de Caen, se tient une belle exposition, L’Ecole du regard Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi (1890-1970) autour du jeune Caravage et des peintres qu’il a inspirés. Roberto Longhi, historien italien redécouvreur du Caravage, était aussi un collectionneur qui a acquis des merveilles.

Promenade parmi les chefs d’œuvres de la collection Longhi

Mes photos prises à la va-vite, souvent latéralement afin d’éviter les reflets, sont seulement un moyen modeste de retrouver par l’imagination des moments de déambulation dans cette exposition. D’abord le Garçon mordu par un lézard,

Le Caravage. Le Garçon mordu par un lézard

puis les hommes d’église en blanc et noir de Lotto

Lotto Un Dominicain

On s’arrête devant des Judith et des David. Au 17ème siècle, la mode s’était répandue de ces tableaux qui juxtaposent le visage charmant et la jeunesse des meurtriers et l’horrible tête coupée des victimes.


Carlo Saraceni, Judith

Andrea Vaccaro, David avec la tête de Goliath , autour de 1630

Suzanne et les Vieillards (1656-1659) de Mattia Pretti et son jeu de regards. Comme on sait, la thématique est plus retorse que les revendications de Me too car la « chaste Suzanne » se sait regardée et le tableau est moins une dénonciation du voyeurisme masculin, qu’un jeu de regards entre le peintre et le modèle au grand corps blanc pour le plus grand plaisir du spectateur.


Mattia Pretti Suzanne et les vieillards. Détail

Barthelemy attendant son supplice

Mais aujourd’hui, j’évoquerai le choc ressenti devant les portraits des apôtres par Jusepe de Ribera, ces hommes qui sont chargés d’apporter la bonne nouvelle. Le premier, hirsute comme un vagabond, n’est pas le plus dérangeant. Nous sommes habitués à ces hommes du peuple que l’âge, les rides de leur front, leur barbe blanchie et les larges plis de leur manteau rendent vénérables. Seulement De Ribera l’individualise : Saint Philippe n’est pas un symbole abstrait et idéalisé, mais un visage que l’on pourrait rencontrer dans la rue.

Jusepe de Ribera, Saint Philippe, 1610

Il y a Thomas, un pauvre paysan qui a encore les joues rondes de l’enfance et que l’on imagine plus volontiers en cas social qu’en guide spirituel, non qu’il soit affreux, mais parce qu’il est tourné vers ce qui l’habite et qu’il se désintéresse de nous. Est-ce là la leçon du christianisme ? Qu’il n’y a pas besoin d’être aimable et intelligent pour être un apôtre, qu’il n’y a même pas besoin d’aimer les autres ! Peut-être la leçon du réalisme est-elle que la sainteté peut s’emparer de chaque individu. Le temps est également toujours troublé dans les portraits des saints. Il ne correspond pas à une séquence chronologique déterminée. L’expression est celle de la détermination d’avant le supplice, mais le saint reconnaissable à la lance qui l’a transpercé, à sa roue, à son gril… apparaît comme un corps passé par la mort, puis « restauré », avant même la résurrection finale.

Jusepe de Ribera, Saint Thomas vers 1612

Barthelemy surtout me stupéfie. A nouveau, Ribera adopte la mise en scène du Caravage et fait disparaître tout accessoire. Reste un mur dépouillé. Un pan lumineux isole le visage de l’apôtre, l’inscrit dans un rectangle gris clair qui vient trancher la scène aussi nettement qu’un coup de couteau.

Barthelemy est un petit vieux chauve, aux oreilles décollées, au cou décharné. Il tient un couteau de boucher. Au début, je n’ai vu que ça, les oreilles disgracieuses, le crâne rond, le couteau.  D’autant que le regard frontal m’a mis mal à l’aise. Est-ce qu’il me regarde cet homme ? Est-ce que ses yeux fixes dirigés vers moi voient quelqu’un d’autre que le Dieu dont il annonce la résurrection ? En ces temps d’attentats terroristes, ce couteau brandi dans la main droite serrée a quelque chose de menaçant. Même si je sais que les saints portaient les instruments de leur martyre, mon hésitation subsiste entre le rôle du bourreau et celui de la victime écorchée avec ce couteau. Et peut-être importe-t-il peu que le sang du sacrifice soit celui d’un ennemi, ou bien soit le sien, qu’il accepte de voir couler. Sur le tableau, les rôles semblent indiscernables. Il y a seulement  l’énergie sombre du personnage, sa détermination butée.

Jusepe de Ribera, Barthelemy vers 1612

Parce que je sais que l’apôtre a été écorché, je comprends que l’étoffe qu’il porte sur le bras gauche est en fait sa peau. Au milieu du haillon de chair suppliciée, un visage pend redoublant l’horreur (Le peintre a inséré là son autoportrait, dit-on, s’inspirant sûrement du Jugement dernier de Michel Ange dont par ailleurs le Barthelemy a une carrure autrement plus impressionnante, cependant que le terrible « autoportrait » décomposé par la mort paraît anticiper sur les tourments de l’enfer).

Michel Ange. Le Saint Barthelemy de la Sixtine et l’autoportrait du peintre

Ribera représente en forcené, un des acteurs principaux du christianisme. Il se sert des formes caravagesques pour exprimer cette nouvelle foi chrétienne. Le cadrage serré, la touche rapide pour les étoffes, les couleurs sanglantes, tout son art est au service de cette histoire insensée.

Catalogue : L’École du regard. Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi, 2021, Venise, Marsilio Editori, textes de Maria Cristina Bandera et Mina Gregori.

4 réflexions sur “Jusepe de Ribera et les apôtres. Visite de l’exposition Longhi au musée des Beaux-Arts de Caen

    • Merci de m’avoir signalé le problème, mais je ne sais que faire car j’ai vérifié sur un ordinateur qui a une autre adresse que le mien. Saint Barthelemy apparaît bien juste après le paragraphe qui décrit son apparence plutôt miteuse. J’ai ajouté une photo du saint de la Sixtine pour qu’on puisse comparer.

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  1. Quelle figure saisissante que cette peinture de st Barthélémy,!
    Elle suscite l’effroi.
    Au delà de son propre supplice, ce que voit le vieillard, ce que son regard annonce, ce sont bien d’autres supplices à venir.
    Je pense en particulier à l’horrible mise en scène de la décapitation des otages de Daech en combinaison orange.
    C’est un tableau qui possède une véritable puissance visionnaire.
    C’est un de ces regard en peinture qui ne se laisse pas oublier.

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    • Si ce tableau m’a autant frappée, c’est que le visage de saint Barthelemy loin d’être extatique comme souvent dans les représentations de saints suppliciés, montre avec un nouveau « réalisme » l’expression de celui qui affronte le supplice. Dans une époque où Dieu s’est retiré, cette détermination m’a paru quelque chose d’aussi effrayant que la férocité des bourreaux (et, oui, j’ai pensé moi aussi Daech). C’est en tout cas ce que j’ai cru voir. Cette collection Longhi voyage beaucoup. Elle était en partie au musée Jacquemart André il y a quelques années. On devrait la retrouver à Florence (si les frontières rouvrent !)

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