Vieux, vieillards, seniors, aînés, personnes âgées, papy boomers…. (coronavirus 4)

Le 15 avril, Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique mis en place pour orienter l’exécutif pendant la crise du coronavirus, recommandait de maintenir confinés les gens de plus de 70 ans jusqu’à la mise au point d’un vaccin. Les réactions ne se sont pas fait attendre, ce que les autorités appelaient « protection », les opposants à cette mesure l’ont dénoncé comme une « stigmatisation » et le gouvernement a fait marche arrière en renvoyant chacun à sa responsabilité individuelle.

Ce moment polémique attire l’attention sur l’organisation en âges de nos sociétés et sur des dénominations comme vieux (et ses quasi synonymes, « personnes âgées, vieillards, anciens, aînés, seniors, personnes du troisième et du quatrième âge, papy boomers…). Le seul fait de dire « les vieux » fait croire à l’existence d’une telle catégorie, mais les mots ne font pas que refléter la réalité ; ils contribuent à instaurer un découpage par confrontation aux autres classes d’âge et une représentation stéréotypée des personnes qui appartiennent à ces groupes.

L’âge un système de catégorisation flou et instable

Les pratiques sociales jouent toutefois un rôle déterminant dans ces classifications. Ainsi, la catégorie des adolescents émerge parallèlement au développement de la scolarité qui a retardé l’entrée dans le monde du travail. Cependant, le seuil qui sépare les adolescents des adultes est bien flou (20, 25, 30 ans ?) et varie en fonction de la fin des études et de l’âge de la paternité. A la limite, on aurait d’éternels adolescents chez ceux qui se refusent à avoir des enfants !

La catégorie des personnes âgées que les médecins invitent à rester confinées est tout aussi incertaine. Les différents secteurs de la société n’en ont pas la même perception. Dans le monde de l’entreprise, on emploie le terme senior pour des personnes de plus de 45 ans. En sport, on passe senior à 23 ans en athlétisme et en cyclisme, à 19 ans en handball, rugby et football, à 20 ans gymnastique et en basketball, à 21 ans en natation… et à 26 ans en parachutisme (https://conseilsport.decathlon.fr/conseils/partir-de-quel-age-est-considere-comme-senior-tp_30734).

Du moins l’administration a-t-elle un critère : l’âge de la retraite et les prestations et divers droits sociaux qui lui sont associés. Vieux  finit par équivaloir à retraité. Évidemment, les concernés objectent que certains arrêtent de travailler à 55 ans (les fameux régimes spéciaux !) alors que d’autres poursuivent jusqu’à 67 ans, voire n’arrêtent jamais (quid des vieux professeurs d’université, des hommes politiques, des artistes toujours prolifiques, des petits agriculteurs qui continuent à épauler la génération suivante, etc. ?)

La catégorie des vieux a aussi bougé dans l’histoire. Au 17e, pour partir des premiers dictionnaires du français (qui donnent une idée du français commun), la vieillesse commence à 40 ans : Richelet écrit en 1680 dans l’article Vieillard: « On appelle vieillard un homme depuis 40 jusqu’à 70 ans. Aujourd’hui, l’espérance de vie a beaucoup augmenté et le chiffre de 40 ans fait sourire, d’où l’idée de distinguer un 3e âge où l’on peut assumer un rôle social et un 4e âge, âge de la dépendance.

Un regard social plutôt négatif

La valeur symbolique associée à la catégorie est toute aussi importante que l’incertitude de sa délimitation. Les dictionnaires en rendent compte en relevant, après la définition, des adjectifs fréquents ou des citations qui « chargent » le mot de significations (les connotations des linguistes). Furetière témoigne cependant des vertus positives des vieillards « Roboam se trouva mal de n’avoir pas suivi le conseil des vieillards, des gens sages et expérimentez »,  Idem pour l’Académie française qui liste  les adjectifs couramment employés avec Vieillard. « Grave, sage, honorable, vénérable vieillard. » L’iconographie religieuse représente volontiers les piliers de l’église sous les traits de vieillards ce qui associe dans une certaine mesure la vieillesse et le sacré.. Ainsi, le saint Pierre du Greco tourné vers le monde invisible (serait-ce la fonction profonde des vieux?):

Saint Pierre, pêcheur. Le Greco.

Cependant les représentations sont ambivalentes et Richelet, dont le dictionnaire s’intéresse moins au sacré qu’à la vie profane, retient des traits psychologiques bien négatifs : « Les vieillards sont d’ordinaire soupçonneux, jaloux, avares, chagrins, causeurs, se plaignent toujours ; les vieillards ne sont pas capables d’amitié. »

Au féminin pris comme substantif, l’aspect négatif domine « Une bonne, une pauvre vieille » est plutôt sympathique, mais on y perçoit une pointe de condescendance. Le terme Vieille est aussi associé à l’ignorance et à la crédulité dans « Des contes de vieilles. Une méchante vieille ». En peinture un des thèmes fréquents est le contraste d’une affreuse vieillarde et d’une belle jeune fille.

Le Caravage à Rome. Judith et Holopherne

La grande euphémisation des années 2000 et le retournement du stigmate

C’est sans doute parce que les images négatives finissent par dominer dans l’usage que vieux et vieillard sont pris dans le grand mouvement de remplacement des désignants choquants par des euphémismes supposés plus neutres. (il faut bien sûr faire un sort à part à mon vieux, mes vieux pour les relations affectueuses entre parents et enfants, comme dans la chanson de Renaud. Dans cet emploi, le déterminant possessif est essentiel). On trouve donc personnes âgées, personnes vulnérables, (personnes du 3ème, du 4ème âge, du grand âge) seniors (jeunes seniors)  et, notamment dans la publicité, papy-boomers

Les emplois en discours dessinent des sous-catégories de vieux : une figure de consommateur ou de citoyen engagé apparaît surtout avec senior. Les seniors sont actifs, épanouis, tantôt altruistes, tantôt hédonistes ; on leur promet une jeunesse perpétuelle pour peu qu’ils répondent à l’injonction sociétale : « je fais de nouvelles activités. Je m’accomplis » (de vieux-jeunes en quelque sorte). Il ne s’agit pas seulement d’un modèle publicitaire. Des retraités politisés, retournant le stigmate, décident de conserver le mot vieux et de refuser l’amalgame de de la vieillesse et de l’inutilité sociale ou de la fragilité. Ils insistent sur leur participation à la vie publique via le bénévolat et sur leur inscription dans des luttes poliques pour faire valoir leurs droits (J. Boutet 2020).

Claire Brétécher. Agrippine et l’ancêtre

L’âge venant, les emplois reflètent la dépendance et la fragilité de personnes amoindries, tout en évitant vieux trop mal connoté avec un recours massif à personne + adjectif (âgée, vulnérable, dépendante). Personne est vraiment le mot politiquement correct, tant il est générique, passe-partout. Dans les EHPAD, et à présent plus généralement dans le discours administratif et politiques, on adopte souvent anciens (associés à nos, comme dans « Protégeons nos anciens »). Le 6 mars, Emmanuel Macron demandait ainsi d’éviter de « visiter nos anciens », et sur les réseaux sociaux, on préconisait de « maintenir le lien avec nos anciens ».

Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours de classer des êtres humains en les assignant à une catégorie d’âge.

L’assignation à la catégorie des « personnes vulnérables »

D’ordinaire, je ne pense pas à la vieillesse. Je ne me demande pas où j’en suis du parcours de ma vie, d’autant que je connais beaucoup de gens qui sont nés dans les mêmes années et qui ne me renvoient pas une image de déclin lamentable. Il a fallu l’appel des médecins au confinement des vieux pour m’obliger à envisager mon appartenance à cette vaste catégorie (le regroupement venant justement masquer les différences auxquelles je tiens tant entre 3e âge et grand âge!!), et faire de moi une des cibles de l’art de gouverner dans un monde entièrement médicalisé. Ce mixte de savoir et de pouvoir qui s’octroie le droit de m’enfermer m’est insupportable, même si ma protestation est bien ambiguë car dans le même temps, je suis reconnaissante à ce pouvoir « bienveillant » de ne pas avoir passé par profits et perte les personnes fragiles.

Cependant, je me suis sentie assignée à une version infantilisante du vieillissement. Dès lors, le premier fléau n’était plus le virus, mais la mesure d’isolement « pour mon bien » qui, pour me protéger, m’excluait de l’espace public ainsi que 18 millions de personnes « à risques » jusqu’à la mise sur le marché d’un hypothétique vaccin.

La pétition lancée par un juriste montre le fort refus entraîné par ce projet de catégorisation de la population où l’âge équivaut à une fragilité telle qu’elle dépossède la personne de son autonomie.

Jean-Pierre Rosenczveig . La pétition : « Il est interdit d’interdire aux vieux de sortir au seul prétexte qu’ils sont vieux. »

Nous, de tous âges, nous élevons contre la préconisation du Comité des experts de retarder au-delà du 11 mai 2020 le déconfinement des plus âgés, a fortiori s’ils sont porteurs de facteurs aggravant au Covid 19 comme le surpoids, le diabète ou des problèmes cardiaques, au prétexte qu’ils seraient plus susceptibles d’être affectés par le virus.

Sauf à être identifiée comme porteuse, toute personne se présentant en bonne santé doit pouvoir circuler librement en respectant les instructions administratives. En l’état des connaissances sur le Covid-19, les personnes âgées ne sont pas plus porteuses du virus que les enfants, les jeunes, les personnes matures ; au plus y sont-elles plus sensibles et peuvent présenter des développements plus préoccupants.

Maintenir le confinement aux seules personnes âgées – qu’est-ce qu’être âgé au sens de la loi ? – serait discriminatoire comme ça le serait en fonction du sexe, de la couleur de peau ou de la religion, et de ce fait anticonstitutionnel. La santé publique ne saurait s’abstraire du droit.

L’absence de tests et de matériels permettant de protéger la population ne saurait justifier en rien des démarches discriminatoires non fondées sur des critères médicaux avérés. 

Si les pouvoirs publics peuvent recommander aux personnes à risques, spécialement aux anciens de ne pas prendre le risque de sortir de chez eux, nous nous opposons à la mise en place d’un dispositif de confinement centrée sur le seul critère de l’âge.

De même nous appelons à l’adoption de dispositifs spécifiques permettant aux personnes très âgées, en EHPAD ou non, eu égard au niveau actuel d’espérance de vie, d’entretenir des relations avec leurs proches de telle sorte que le confinement ne rajoute pas à une situation d’ores et déjà délicate qui appelle plus à entretenir du lien qu’à en être privé. 1.888 signatures

Evidemment, il y a du narcissisme blessé  dans ces protestations. On n’aime pas se découvrir vieux dans le regard de l’autre. Mais ce n’est pas tout : en faisant de la vieillesse un objet de l’action des pouvoirs publics, l’Etat joue un rôle ambivalent. Il nous protège, mais nous pousse aussi à l’inquiétude  A se comporter en vieillard on risque d’un devenir un rapidement, les représentations, énoncés performatifs, faisant bien souvent advenir ce qu’elles énoncent !

Bibliographie

Boutet Josiane, « La notion de vieillissement de la population? Une représentation négative de l’allongement de la vie », https://silogora.org/cat/silomag/la-bataille-des-mots/

Change.Org Site de pétitions

Furetière Antoine, 1690, Dictionnaire universel contenant […] La Haye

Le Dictionnaire De L’académie Françoise, 1694, Paris, J.B. Coignard.

Richelet Pierre, 1680, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses […] Genève.

4 réflexions sur “Vieux, vieillards, seniors, aînés, personnes âgées, papy boomers…. (coronavirus 4)

  1. Eh oui, en ce moment, nous réalisons à quel point cette société « progressiste  » qui valorise l’avenir et les jeunes ne sait plus trop quelle place accorder au passé, aux anciens.
    Ceux-ci, aussi, renvoient à une finitude de la vie dérangeante qui est totalement occultée dans un monde qui se vit sur le mode de la performance, du dépassement continuel.
    Alors, infantilisons les vieux, cela rassurera tout le monde !

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  2. On pourrait soutenir l’inverse. N’est-ce pas la première fois qu’on confine des milliards de gens, au risque d’une crise économique épouvantable pour sauver ou pour prolonger la vie des vieux (puisque le virus est essentiellement meurtrier pour eux) ?
    Quoi qu’il en soit cela se fait au nom d’un argument qui est que la santé vaut mieux que l’égalité et la liberté. (ils sont vieux donc fragiles et doivent donc faire l’objet d’un traitement spécial pour les protéger, y compris malgré eux).

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  3. Merci Sonia. Ton regard est un peu acide non? Je pense que précisément le regard sur l’autre âge, sur le 3e âge, sur l’âge de l’expérience, l’âge mûr, l’âge certain… n’est pas le même selon si on est adolescent, actif, en fin d’activité, retraité récent ou retraité depuis longtemps (y compris pour ceux en retraite dès 55 ans)… Bises Marie

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  4. Bon ! Tu as raison Marie. Il faudrait regarder systématiquement une documentation mieux calibrée. J’ai réagi à des publicités (celles qui visent les néo retraités), à des documents administratifs d’un EHPAD, à des journaux départementaux…. Tout ça est intuitif, mais pas totalement faux, il me semble. Et puis reste l’autre phénomène, le scandale ressenti par tous ceux qui se sont sentis catégorisés comme des vieux vulnérables, alors qu’ils se sentaient des individus en pleine forme. C’est un regard sur l’effet produit par l’opération de catégorisation (transposable évidemment à d’autres secteurs, maladies honteuses, minorités stigmatisés, etc)

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